Festival du film Fantastique de Gérardmer

Deuxième partie de notre compte-rendu sur la compétition officielle du Festival de Gérardmer

Le 28ème festival international du film fantastique de Gerardmer a décerné le grand prix au deuxième film de Brandon Cronenberg, Possessor. Plus intéressant, le prix du jury s’est divisé en deux : le film allemand Sleep, première réalisation de Michael Venus, et la production française Teddy, de Ludovic et Zoran Boukherma, se sont partagés la récompense. Intéressons nous à ce dernier, car le cinéma de genre n’est jamais aussi efficace que lorsqu’il ne se prend pas au sérieux, ainsi qu’à Possessor, qui ne parvient pas à se hisser au niveau de ses ambitions.

Teddy

Dans un village des Pyrénées, un loup semble rôder près des habitations et du bétail des paysans locaux. Teddy (Anthony Bajon), lui, travaille dans un salon de massage, vivant son quotidien au jour le jour avant qu’il ne se fasse griffer par une bête dans la forêt. C’est le début des problèmes. Dès la scène d’introduction, que nous tairons ici, nous comprenons très vite que nous sommes devant une réécriture du mythe du loup-garou. Mais l’enjeu qui va avec le mythe (savoir ce qu’il peut bien se passer dans les bois) est balayé tout de suite, permettant au film de s’extraire d’une dynamique faussement mystérieuse qui parasite trop souvent les productions contemporaines.

C’est là où Teddy fonctionne le mieux, dans sa manière de détourner le genre. Nous savons que les films fantastiques visent souvent un second degré, et avec lui un propos politique ou sociétal. Dawn of the Dead de George A. Romero et sa critique du consumérisme moderne en est un exemple fameux. Les Boukherma font leur cette ambition, et développent leur propos en déployant un second degré parfois gênant, sans doute, mais étonnamment tenu. Le film est conscient de s’inscrire dans le genre et ses deux dimensions : c’est une histoire de loup-garou qui traite d’un certain mal être adolescent. Teddy n’hésite pas à se projeter dans l’avenir avec sa petite amie, quitte à en faire trop. Son envie de vivre forge sa naïveté et ses coups de sang verbaux – dont une séquence de commémoration hilarante en début de film – le placent en marge de la communauté. Le propos du film est nettement explicité sur l’affiche : « Plutôt loup-garou ou plutôt villageois ? ». Plutôt en marge ou plutôt dans la masse ? A travers les désillusions, les problèmes professionnels ou les échecs de Teddy, le film trace le portrait d’une jeunesse en mal de repères. Dans son parcours balbutiant, l’écart n’a de cesse de se creuser entre lui et les autres, le monde adolescent, parfois cruel, et le monde des adultes, incompréhensible. En 1976, Brian De Palma inscrivait déjà Carrie dans cette perspective, et le segment final de Teddy ne manque pas de le rappeler, tout en parvenant à faire poindre une discrète émotion dans ses dernières images. Plutôt que de forcer le trait en adoptant une posture sérieuse, les cinéastes préfèrent développer une histoire simple en y ajoutant l’élégance de l’humour.

Possessor

Ici, la logique est sensiblement différente. Brandon Cronenberg ne cherche ni le second degré ni la légèreté, préférant développer son concept jusqu’à l’éclatement. Au départ, l’idée est la suivante : une organisation secrète a développé un système permettant à ses agents d’habiter le corps et l’esprit de n’importe qui afin d’assassiner des cibles en toute discrétion. Tasya Vos, la meilleure agent du service, a pour objectif de prendre possession de Colin Tate, mais, bien entendu, la mission va se révéler plus compliquée que prévu lorsque les personnalités de Vos et Tate vont être amenées à se confondre.

Si le film intrigue dans ses premières séquences, il souffre par la suite de sa propre idée de départ. Cronenberg s’attache d’abord à bien faire comprendre son concept aux spectateurs tout en prenant soin de le noyer sous une esthétique qui tourne à vide (lumière verte, lumière rouge, soupe musicale qui ménage le suspense, etc.), avant de développer encore et encore ce concept lorsque la mission de Vos se délite. Nous avons le même sentiment que devant Tenet de Christopher Nolan, il y a quelques mois : celui de voir un cinéaste s’acharner à nous vendre son concept. Le problème de Possessor est de ne s’intéresser qu’à son idée de départ, se retrouvant par la suite incapable de s’en extraire pour explorer d’autres pistes. Lorsque le concept fait le film, ce dernier ne peut pas avancer facilement, se retrouve condamné à tourner en rond.

Dans cette réflexion sur les corps (impossible de ne pas penser au travail du paternel) et l’identité, la route est longue et quelque peu formatée – quelle que soit l’originalité de l’idée de départ.

Simon Pesenti

À la lisière des nuits, Sleep de Michael Venus

Que serait un festival du film fantastique sans une transposition à l’écran de nos terreurs nocturnes ? Nombreux réalisateurs se sont risqués à mettre en images tous ces cauchemars par essence lovecraftiens. Au principe de leurs scénarios, on retrouve souvent une horreur moins cosmique que matérialiste, la déconstruction de notre perception d’un monde pensé sous maîtrise.

Avec Sleep, Michael Venus explore à la fois l’esprit et l’espace des terreurs de ses héroïnes. A la frontière du songe et de la réalité, mais aussi du passé et du présent (dans une Allemagne enfermée dans une utopie rêvée), le film sculpte plastiquement les nuits de ses personnages.

 

Quand vos reflets seront vôtres

En déconstruisant le monde réel et la perception que nous nous en faisons, Michael Venus construit celui du film et de ses personnages, dont trois sont sujets à des crises nocturnes. Le cinéaste affecte ses images d’effets de symétrie ou de reflet qui ont de nombreuses implications. Mère et fille, les deux héroïnes sont liées par le sang, mais également par l’esprit. Torturée par ses rêves, Marlène (Sandra Hüller) part en quête d’un mystérieux hôtel dans lequel trois hommes se sont donnés la mort. Personnages comme spectateurs sont conviés au point de convergence de la vie et des rêves, ou à leur lisière. Après une série de songes traumatiques, Marlène finira paralysée dans un hôpital, non loin du hameau où se situe l’hôtel. C’est sa fille, Olga ( Gro Swantje Kohlhof), qui épousera les méandres de son histoire et de celle du petit village perdu dans les forêts allemandes. En suivant les traces de sa mère, Olga tend un fil d’Ariane et trace un chemin vers le cœur de cette forêt onirique. Là où Marlène ne trouvait de réponses, elle décèlera l’origine du traumatisme.

Le miroir que tend Sleep entre l’histoire de la mère et celle de la fille structure l’espace même du film. Michael Venus déploie une architecture symétrique, où tout est entrées et sorties : les portes se font face, et les angles des toits, des murs, ou des fenêtres se répondent. Tout est lié dans cette construction obsédante. L’espace donne forme à un jeu mental où la vie des uns ne tient qu’aux gestes désemparés des autres.

L’asphyxie des masques

Sleep délivre un sermon tout en symboles, et ne lui oppose aucun contre-discours. On aurait pu se perdre dans ces strates temporelles, ces différents étages du rêve chaque fois marqués par des figures allégoriques, mais ils viennent tous reprendre, en quelque sorte, le thème des comptines, ou des histoires de sorcières : la lutte entre le sauvage et le domestique. Une des représentations les plus fortes qui nous en soit donnée est celle du rêve traversé par la manifestation sauvage d’un sanglier, émergeant ensuite dans la réalité d’Olga avec l’idole en bois d’une truie.

Le rêve inonde la réalité des personnages, et ces derniers en sont pris d’asphyxie. L’étranglement, le bâillonnement, ou la noyade figurent cette suffocation des sens. L’intrigue commence par là : Marlène se réveille en sursaut, un cri d’horreur, et sa fille vient alors la bercer pour qu’elle puisse retrouver son souffle. Même idée lors de la transmission du traumatisme entre mère et fille. Michael Venus laisse affleurer pendant quelques minutes une rupture avec ce qu’il développe depuis le début de son film, propose une scène de danse, aux lumières fluorescentes. Puis le noir. Les corps sont mis à nu, livrés sans résistance, et celui d’Olga boit alors le passé de sa mère avec tout ce qui la hante. C’est, semble-t-il, ce qui permet de sortir du rêve, ou du moins de le sceller. Ainsi se libèrent les corps noyés par les rêves, le passé, le fascisme ou l’alcool : en transmettant leur asphyxie. Les paroles sont bues aussi rapidement que du poison. 

Sleep emporte le spectateur dans un univers où tout geste et toute pensée sont régis par les lois du rêveur. Michael Venus ouvre les portes du rêve, le laisse guider son héroïne. Le film tisse ainsi un entrelacs de flux qui viennent peindre une toile cauchemardesque, non seulement en lisière, mais en profondeur. Image et son permettent de maintenir un équilibre qui berce sinon étouffe le spectateur jusqu’à sa rupture brutale, lors de la conclusion du film, et ce qui n’est autre qu’un cri de liberté.

The Stylist, Jill Gevargizian

Claire est coiffeuse. Elle aime s’occuper de l’embellissement des clientes qu’elle reçoit dans son salon. Elle aime les écouter, et devenir cette inconnue dans la confidence. Mais surtout, elle aime devenir ses clientes. Elle s’occupant d’elles, elle apprend à être elles, répétant leurs phrases et imitant leurs gestes, tout cela dans une mise en scène très ritualisée, pour Claire, qui se traduit, pour nous, par une image précise, proche et sur-esthétisée de façon quasi publicitaire, où les jeux de surimpressions traduisent l’absence de distance entre le soi et l’autre. Et c’est en s’emparant de leurs scalps patiemment découpés sur leur corps qu’elle concrétise cette obsession de sortir d’elle-même. C’est dans une sorte de boudoir aménagé dans sa cave qu’elle devient ainsi autre, portant tour à tour les coiffures de chacune de ses victimes. C’est avec impulsion qu’elle s’y rend, lorsqu’elle ne se supporte plus, c’est avec hésitation qu’elle se change, c’est avec joie qu’elle se transforme et c’est ensuite avec regret et dégoût qu’elle enlève les perruques et reprend son quotidien.

The Stylist n’est pas un film policier. Il n’essaie jamais de nous faire croire que ce qui est inévitable n’arrivera pas. C’est au contraire cette traversée de l’inévitable qu’il raconte, en dépeignant avec justesse et sensibilité les multiples palettes d’émotions qui se mélangent dans l’esprit dérangé de Claire. Au lieu de jouer sur les clichés de la psychopathie, sur la folie ou sur le désir d’horreur, le film explore l’oscillation entre la lucidité et la perte de contrôle. The Stylist est le passage de la banalité de Claire, perturbée par la connaissance des actes terrifiants qu’elle a pu effectuer, à ce point obsessionnel où le passage à l’acte devient la seule forme de survie, et la seule façon de dépasser un mal être pathologique. La nécessité pour Claire de trouver une forme d’altérité à laquelle se rattacher de façon corporelle est sa seule façon d’avancer en même temps que la corde qui la maintient suspendue au-dessus du vide. De fait, le film est prévisible, mais il est impossible de raconter le déterminisme dans l’être et il est, pour nous, l’un des plus beaux films de la sélection.

Sweet River, Justin McMillan

Enfants disparus, tueur en série, secrets de famille, ville recluse dans la campagne et mère déterminée à retrouver son enfant, le synopsis de Sweet River, n’a, a priori, rien de très original. Ce sont des choses vues et revues depuis Twin Peaks, et on ne peut pas dire que le film leur donne ici un nouveau souffle. Pourtant, il captive. Son esthétique, qui magnifie la campagne et y perd ses personnages, quoiqu’elle aussi très inspirée d’autres oeuvres policières comme True Detective, nous emporte dans un univers à la fois sombre et chaleureux, où les émotions des personnages deviennent rapidement les nôtres. La performance des acteurs est aussi pour beaucoup dans cet emportement émotionnel qu’est le film. Lisa Kay campe avec brio le personnage de cette mère endeuillée par la mort de son enfant. Elle cherche désespérément son corps dans ces champs de cannes à sucre éclairés à la lumière rouge, comme si, en le retrouvant, elle pourrait enfin faire taire cette partie endeuillée d’elle-même qu’elle a jusqu’alors noyée dans l’alcool. Sweet River est profondément un film sur le deuil, sur celui de cette mère qui n’a pas pu dire adieu, sur celui des autres mères qui, en retrouvant leurs enfants fantomatiques dans les champs, n’arrivent pas à aller de l’avant, et finalement sur celui de toute une communauté, blessée par un homme et un accident. La photographie, qui oscille entre l’obscurité de la nuit et la chaleur des jours, se fait le parfait écho de l’état de ces enfants hésitants entre vie et mort, jusqu’à la fin, spectaculaire, où les éléments eux-mêmes s’opposent et se réunissent dans une métaphore qui rend avec justesse la complexité du deuil et de la reconstruction.

Le film se construit brillamment comme un thriller et les incursions fantastiques qui viennent ponctuer d’oppression une atmosphère déjà étouffante, sonnent comme de réels moments de tensions, comme nous en avons rarement vécus pendant ce festival.

Anything for Jackson, Justin G. Dyck

Un accident de voiture, la mort d’une mère et de son enfant, c’est le point de départ de la douleur de Henry et Audrey, qui perdent, ce jour-là, leur fille et leur petit-fils. Incapables de se résigner à leur perte, ils s’engagent dans des croyances satanistes, et mettent en place un plan, celui de kidnapper une femme enceinte, afin de procéder à un « exorcisme inversé » et de faire revenir leur tout jeune Jackson.

Si l’idée de détourner la figure classique de l’exorcisme apparaît d’abord intéressante, c’est finalement ce qui fonctionne le moins bien dans le film. Une fois le premier appel sataniste lancé, c’est la foire aux fantômes dans la maison du vieux couple, du très dérangeant enfant sous un drap blanc réclamant des bonbons ou un sort, en passant par des corps tordus et décomposés, qui font sans aucun doute partie des monstres les plus effrayants de la compétition. Les apparitions, toujours brèves, jamais réellement violentes, sont décevantes par leur caractère convenu. Elles ne sont jamais réellement des menaces, mais seulement l’illusion d’un seul personnage à la fois, et disparaissent dès que quelque chose, souvent l’intervention d’un autre, les ramène au réel. Là où il aurait pu y avoir une omniprésence de ces entités déviantes, on n’a que des bribes de scènes. La véritable horreur de l’intrigue, n’est pas, et n’a jamais été, ces fantômes en demi-teinte. L’horreur est dans le titre, Anything for Jackson : cette croyance que l’on peut ramener un enfant d’entre les morts et accomplir l’impensable pour y arriver. Il est presque dommage que le film se laisse emporter dans la monstruosité facile, là où il avait, dans sa première partie, mis en place une violence infiniment plus grande, celle d’un deuil qui, parce qu’il est insurmontable, transforme un couple tout ce qu’il y a de plus charmant en criminels.

 

Blandine Cecconi