Et au milieu coule une rivière sans eau

River of Grass, Kelly Reichardt (1994)

First Cow, le dernier film de Kelly Reichardt, est un des plus beaux de l’année 2021. A cette occasion, nous proposons un retour sur plusieurs œuvres de la cinéaste en commençant par le commencement : River of Grass, son premier film, sorti en 1995 et inédit en France jusqu’en 2019.

River of Grass est un Badlands contrarié. On y retrouve la voix off délicate de l’héroïne qui nous rappelle le souvenir de Holly, jeune fille embarquée dans un périple criminel par Kit, le fou furieux à la gâchette facile, faux James Dean courant vers un destin qu’il pense tout tracé. Mais l’Histoire est cruelle et ne veut pas de Kit : il ne laissera pas de trace sur le monde, à part des traces de sang. River of Grass, moins romantique, n’inscrit aucun de ses personnages dans une quelconque ambition. Le décor est déjà dressé ; l’héroïne n’est pas une jeune fille amoureuse mais une mère de 33 ans qui traîne un mariage malheureux avec son amour de jeunesse. Un amour qui est d’ailleurs relatif, presque un mariage par défaut, comme elle l’exprime en ouverture du film : « Je savais que Bobby m’aimait et je me suis dit qu’un jour je finirais sans doute par l’aimer aussi ». 

Sa vie inconfortable entre ironiquement en résonance avec son nom, Cozy, comme si tout ça n’était qu’une mauvaise blague, qui n’aurait que trop duré. Sa rencontre avec Lee, accoudé au comptoir d’un vieux bar isolé, se fait sur le ton de la plaisanterie : lorsqu’elle lui dit son nom, il ne comprend pas et répond que « ouais, c’est bien ici » avant de se rendre compte de son erreur, et souligner que c’est un drôle de nom. L’intrigue même du film est déclenchée par une blague. Le père de Cozy, qui se rêvait jazzman, est un policier maladroit en fin de parcours, ne cessant de perdre son arme de service, qui sera finalement récupérée par Lee. Au bord d’une piscine au milieu de la nuit, Cozy tire accidentellement sur un homme et se trouve obligée de fuir à travers la Floride en compagnie de Lee. Mais c’est une fuite inutile. Personne n’est mort. Une balle a été tirée mais elle est insignifiante. Cozy a raté sa vie et laisse sa famille derrière elle sur un coup (de tête) qui aurait pu ne pas partir – soit tout l’inverse de Holly dans Badlands, qui part après le meurtre de son père. 

Si les personnages n’ont pas d’ambitions, c’est qu’ils savent que leur route ne mène nulle part. Ce ne sont pas des tueurs, comme en témoigne leur incapacité à tuer un cafard dans la chambre d’un motel, Lee tentant maladroitement de l’écraser avec une Bible avant de lui tirer dessus. « Les jeunes ne respectent plus le sacré » dira par la suite un personnage, et c’est bien ce qui frappe dans cette relation entre deux corps qui ne se touchent jamais, ou si peu. Lee est un minable se vantant de son tatouage, « mom », inscrit sur son bras alors même qu’il ne la respecte pas, préférant le conflit et les insultes quand il ne la vise pas avec son arme fraîchement acquise. Il n’aime rien, voir le monde ne l’intéresse pas, et il se moque de l’armée lorsque son ami lui conseille de s’engager – là encore, il est aux antipodes du Kit de Badlands et de son étrange respect de l’uniforme. Lee ne croit en rien et personne ne croit en lui. Il découvre rapidement que leur fuite est inutile et que personne n’est mort, mais il le cache à Cozy comme par désespoir, pour ne pas se retrouver seul dans cette Floride morne et sans vie. C’est une Amérique perdue, où tout n’est que mensonge ou simulation, que Kelly Reichardt restitue ; plus de famille, de révoltes, ni même de religions. A ce niveau, le juif religieux traînant devant le motel est particulièrement ambiguë et burlesque – assis sur le sol, il boit sa bouteille d’alcool en souriant à Cozy comme s’il était dans une crise de foi(e) perpétuelle. Cette Amérique n’a plus d’idoles ou d’icônes, James Dean est mort depuis longtemps. Les routes se confondent et se ressemblent toutes, annihilant les aspirations des personnages, toujours enfermés dans le 4:3. Dans la voiture, Cozy regarde défiler les grandes figures présentes sur des vinyles et, de Brigitte Bardot à Billie Holliday, toutes lui semblent inatteignables, son visage blafard ne réagissant même plus aux promesses des paillettes.

Le comble de la blague, du mensonge ou de la simulation arrive lorsque Cozy se trouve affublée d’une perruque. Elle n’a plus d’identité, elle n’est personne, et elle peut bien tirer sur Lee et l’éjecter de la voiture, nous ne saurons jamais si elle est une meurtrière : le corps reste hors champ. Meurtre sans victime qui rappelle les mots de Kelly Reichardt, décrivant River of Grass comme « un road movie sans route, une histoire d’amour sans amour, une aventure criminelle sans crime ». 

Dans le dernier plan du film, Cozy est seule dans la voiture au milieu d’une route – fausse promesse d’un avenir meilleur -, mais celle-ci est inondée de véhicules, comme si d’innombrables solitudes s’étaient embarquées dans une impasse.

À propos
Affiche du film ""

River of Grass

Réalisateur
Kelly Reichardt
Durée
1 h 16 min
Date de sortie
4 août 1995
Genres
Drame
Résumé
Près des Everglades (la "rivière d'herbe"), Cozy vit isolée dans un mariage sans passion et néglige ses enfants. Elle rêve de devenir danseuse, acrobate, gymnaste... Une nuit, dans un bar, elle rencontre Lee, un trentenaire sans emploi qui vit chez sa mère. Elle ne sait pas qu'il est en possession du revolver que le père de Cozy, policier local, a égaré durant son service.
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