Un dessin hachuré, des traits fins qui composent un visage émacié, abîmé par la vie, et un corps qui court, poursuivi par la police. A travers les fenêtres des immeubles alentour, des mains, monstrueusement grandes, sortent pour montrer du doigt le « sale espagnol de merde », comme c’est écrit plus loin sur un mur. C’est ça les dessins de Josep Bartoli : une représentation crue, parfois caricaturale, parfois réaliste, souvent politique et surtout militante, du monde.
Difficile de parler de Josep, le film, sans parler de Josep, l’artiste et l’homme, entre autres fondateur du syndicat des dessinateurs en Espagne et commissaire politique d’un parti anti-franquiste pendant la guerre. Comme bien d’autres civils après la victoire Franco, il fut incarcéré lors de la Retirada en 1939, au camp de Rivesaltes, jusqu’en 1945. Cet épisode qui occupe une place plus que discrète dans le paysage mémoriel français, le dessinateur de presse Aurel le reconstruit en images animées avec Josep, son premier long métrage.
Ces images, elles valsent dans la mémoire défaillante du vieux Serge, gendarme jadis affecté au camp, et qui connut là Josep avant de devenir son ami. Voici donc, après Josep, notre deuxième passeur de mémoire du film : un protagoniste fictif par qui Valentin, son petit-fils, et nous même, aurons accès à la folle histoire du dessinateur catalan. Si la ficelle narrative d’une histoire dans l’histoire peut paraître a priori facile, ce récit transmis par le grand-père à la jeune génération est aussi un récit collectif, qui permet de préciser d’emblée un des enjeux majeurs du film : l’héritage mémoriel.
Serge parle, Josep dessine, et l’image s’anime. Ou plutôt, les images. Car l’équipe artistique du film prend le parti de les bousculer en mariant des graphismes différents, mêlant les dessins d’archive et les aquarelles impressionnistes. La matière plastique du dessin se dérobe sans cesse aux attentes du spectateur. Plusieurs espaces-temps coexistent : Serge vieux et Serge jeune, Valentin ado et Valentin devenu adulte, Josep jeune et Josep déjà vieux, tantôt à Rivesaltes et tantôt à Mexico, ou New York. Mais c’est surtout ce dessin hétéroclite qui nous frappe, nous déstabilise. Deux dessins, deux perceptions du réels cohabitent de fait dans Josep. Il y a l’image animée, celle du présent, aux couleurs denses, aux mouvements fluides. Et il y a l’autre image, plus statique, qui décompose les mouvements en esquisses, en superpositions, joue avec les sonorités pour nous atteindre, lorsque Serge se souvient. Alors, le dessin suit les soubresauts de sa mémoire imparfaite, pose les aplats des souvenirs. Devant Josep, on peut voir un dessin s’arrêter et le temps continuer. On peut voir une image du passé s’animer soudainement avec force, comme quand un gendarme urine sur Josep par défi, parce qu’on se rappelle toujours précisément des humiliations, même cinquante ans après. Parfois aussi, on voit la matérialité de l’archive se superposer à l’immatérialité du souvenir, dans une joyeuse abstraction. Avec en bonus une Frida Khalo enjôleuse et solaire, surgie de nulle part pour allumer la cigarette de Josep, et qui réapparaît bien plus tard, non plus comme un mirage des souvenirs embrumés de Serge, mais bien réelle, au Mexique. A condition de renoncer à une certaine esthétique traditionnelle de l’image animée, l’expérience sensorielle du film nous transporte.
Dans Josep, il y a le dessin mais il y a aussi la presse, le point commun entre Aurel et son personnage, celui qui donne au film son relief politique et sa portée historique. C’est en effet l’histoire d’une violence, de toutes les violences et de leurs représentants : deux affreux gendarmes qui cumulent racisme, xénophobie, misogynie, barbarie. Leur portrait se métamorphose en un abominable bestiaire. Comme un hommage, Aurel réintroduit dans ses animations les dessins caricaturaux de Josep qui apparaissent à l’écran : les gendarmes sont à la fois cochons, rapaces, ou bien les deux. L’horreur des comportements humains se manifeste aussi plus sournoisement, suggérant la brutalité plutôt que la montrant explicitement. Nous ne la voyons pas mais nous pouvons l’imaginer, et c’est pire, par des voix, des bruits, des détails sordides qui peuvent imprégner le souvenir, et que le réalisateur souligne par touches douloureuses, et révoltantes.
Le film raconte l’injustice et la lâcheté, et Josep leur résiste singulièrement, avec son corps, sa morale, et bien sûr son crayon, son fusil à lui. On garde en mémoire ce croquis d’Elios, son camarade espagnol, massacré pour rien par les gendarmes, aux abords du camp. Ce traumatisme dessiné, symbole d’une mémoire qui résiste, demeure longtemps dans l’appartement de Serge avant de trouver grâce à Valentin, devenu passeur à son tour, un foyer où continuer son oeuvre de mémoire : le musée.
Brendan Zimmerman