Entretien avec Hicham Lasri

Hicham LASRI est né le 13 avril 1977 à Casablanca au Maroc. Après des études juridiques et économiques, il se lance dans l’écriture et se dirige vers le 7 ème art. En 2011, il réalise son tout premier long-métrage : The End.
Dans l’ensemble de ses films, Hicham Lasri aborde des questions politiques en choisissant comme cadre spatial sa ville natale. Dans cet entretien, nous allons interviewer le réalisateur et l’écrivain de trois œuvres : C’est eux les chiens (2013), The sea is behind (2015) et Starve your dog (2016). 
C’est eux les chiens nous est présenté sous forme d’un found footage. Le film relate l’histoire d’un homme qui s’appelle Majhoul (« inconnu », « étranger ») interprété par le comédien Hassan Badida. Après avoir participé à une manifestation en 1981 lors des « émeutes du pain » Majhoul, perd trente ans de sa vie en prison. La sortie du film coïncide avec le Printemps arabe. Appelé aussi 404 (son matricule de prisonnier), le personnage principal essaye de retrouver sa famille avec le peu de souvenirs qu’il en garde. Il croise une équipe de journalistes filmant un reportage sur les manifestations de 2011. Ces derniers décident de l’accompagner tout au long du film dans l’espoir de retrouver sa famille. 
The sea is behind est un film en noir et blanc. Le titre est, à l’origine, une expression du personnage historique Tarik ibn Ziyad. Hicham Lasri relate l’histoire de Tarik, un troubadour qui, pour vivre, danse sur une carriole lors des cérémonies de mariage. Il est méprisé par tout le monde, y compris sa femme et ses enfants. Le réalisateur met en exergue la souffrance morale du personnage principal causé par  une société impitoyable. Le film a été présenté à la Berlinale en 2015. 
Quatrième long-métrage du réalisateur, Starve your dog a été sélectionné par le Festival international du film de Toronto. Le film raconte le destin de Dris El Basri (Benaissa El Jirari), bras droit du défunt roi Hassan II et ministre de l’intérieur, devient un symbole des années de plomb. Il fut déchu de ses fonctions en 1999 par le roi actuel Mohammed VI et mort en 2007.
Au début de votre film C’est eux les chiens, nous avons l’impression qu’il s’agit d’un film policier ; nous cherchons avec le personnage principal sa famille. En même temps, il y a quelque chose du documentaire ; regards caméra, plans réels des manifestations, voix-off, etc. Avez-vous eu du mal à identifier le genre de votre film,  sachant qu’il est classé dans le genre comédie dramatique ?

H.L: [sourire] La question du genre ne s’est pas posée pour moi. En effet, le film traite d’un côté une histoire humaine et s’interroge sur le monde moderne. De l’autre, il suit un homme qui sort de prison, cherche sa famille et  se rend compte que le monde où il vivait n’existe plus. Je voulais que le film soit inscrit dans le genre policier, et l’identifier comme étant une comédie dramatique reste, tout de même, une manière de le vendre.

Il y a plusieurs plans en contre-jour ce qui gêne parfois, et empêche de bien regarder l’image. Est-ce que c’est pour rendre le film plus réaliste ?

H.L: Nous optons normalement pour le contre-jour afin de masquer quelque chose. Cependant là, j’ai fait ce choix esthétique pour révéler ; je voulais montrer que le personnage est incapable d’avoir une idée précise. Généralement, le contre-jour est employé pour couvrir les personnages de lumière. Dans C’est eux les chiens, nous sommes face à une silhouette qui n’a pas vu de lumière ou, plutôt, d’un corps non désiré qui a été « absorbé » par la lumière.

En regardant le film on se sent perdu, exactement comme le personnage principal ; il y a des moments où on ne sait plus si c’est l’enquêteur/le journaliste qui filme ou c’est vous. Le but est-il de faire ressentir au spectateur la même sensation que le personnage ?

H.L: Tout à fait. D’ailleurs, j’ai essayé de filmer le monde comme s’il était en guerre. L’écriture du film a été basée sur cette sensation d’égarement. Nous nous sentons perturbés. Nous devenons vertigineux ; exactement comme le personnage, nous partageons avec lui son vertige. Je voulais montrer, surtout, la perte de repère historique et géographique du personnage.

Pourquoi le personnage principal a du mal à se souvenir de son passé et de l’adresse de sa famille, mais qu’il parvient à nous raconter avec détails les souvenirs de sa vie de prisonnier ?

H.L: C’est parce qu’il a été marqué par cet événement. C’est comme s’il était en période d’hivernation quand il était en prison, il a consommé ses propres souvenirs pour pouvoir survivre. Certes, il y a des informations qui lui reviennent de temps en temps. C’est comme une page d’un livre que l’on laisse vingt ans au soleil, à un moment donné le texte s’efface mais il y reste quand même quelques mots. Je travaille sur la mémoire de cette manière ; comme un organe qui refoule les choses, qui les transforme. Ainsi dans le film, on ne sait pas quand l’imagination commence et quand le souvenir finit.

Dans votre film Starve your dog il y a moins de dialogue par rapport à C’est eux les chiens. Est-ce que vous souhaitez qu’il y ait davantage de silence dans vos films ?

H.L: Pour Starve your dog il y avait plus de monologue et dans C’est eux les chiens il y a, en effet, beaucoup de dialogue. C’est un dialogue de la vie quotidienne que je considère plutôt comme une musique de la population. Par ailleurs, l’omniprésence du dialogue témoigne en quelque sorte de l’incompétence des comédiens ; ils sont incapables de maîtriser leur rôle. Par conséquent, ils se cachent derrière le dialogue pour que le spectateur puisse comprendre ce qui peut nuire à l’écriture dramatique du film. Personnellement, ce qui m’importe le plus c’est de réussir à passer le message sans faire parler mon personnage, ou que ce dernier parle de quelque chose qui n’a rien à voir avec sa situation mais qui révèle, tout de même, un élément important.

Le sous-titrage incorrect d’une phrase m’a interpellée. C’est au moment où Dris El Basri dit deux fois en arabe « je suis ministre de l’intérieur ». La deuxième fois il y a le mot « monstre» remplace « ministre ». Pourquoi ?

H.L: Ce n’est pas une simple répétition quand il dit la phrase la deuxième fois ; c’est une affirmation. Pour un étranger, lorsqu’il lit le premier sous-titrage « je suis ministre » il comprend qu’il est question d’une personnalité importante, d’un ministre. Quand il dit « je suis ministre de l’intérieur » pour la deuxième fois, le spectateur marocain sait très bien de quel ministre il s’agit ; de la main droite de feu Hassan II. Pour le faire comprendre au spectateur étranger qui ne connait pas forcément Dris El Basri j’ai opté pour ce sous-titrage ; c’est pour affirmer qu’il est monstre de l’intérieur.

Il y a de très longs plans-séquences dans Starve your dog, notamment quand Driss el Basri parle ce qui attribue une dimension théâtrale au film. Ne trouvez-vous pas que cela peut déconcentrer le spectateur voire l’ennuyer ?

H.L: C’est exactement cet effet que je voulais transmettre dans ces plans-séquences. C’est pour montrer que, lui-même, joue dans une pièce de théâtre et trompe tout le monde.

Pourquoi vous avez fait un film sur Dris El Basri et pas sur un autre politicien ?

H.L: C’est pour le faire connaître à notre génération vu que c’est une personne dont on ne parle plus, qui tombe dans l’oubli. En outre, il représente les années soixante-dix et quatre-vingt. C’était la deuxième personne qui avait plus de pouvoir au Maroc, après le roi. J’aurais pu faire un film sur le commissaire Mohamed Tabet ou le militaire Mahjoubi Aherdan, mais la personnalité de Dris el Basri est très différente. D’ailleurs, pour  écrire ce personnage je me suis inspiré de Richard  III de  William  Shakespeare.  Je précise que Dris du film n’est pas un personnage ; c’est une idée, une époque représentant un peuple oppressé.

Il y a toujours une dimension politique dans vos films, vous exposez le sujet qui vous dérange et vous le critiquez indirectement sans vraiment montrer que vous dénoncez telle ou telle attitude.

H.L: Je ne cherche pas vraiment à critiquer la politique du système marocain. Je me concentre sur les personnages, sur des éléments qui jouent un rôle important en politique. Il est certain que je mets le film dans un cadre historique tel que le Printemps arabe, mais, petit à petit, on oublie l’événement historique. Notre attention porte essentiellement sur le personnage. Ainsi, l’élément le plus important dans mes films est le personnage et/ou l’effet que la politique exerce sur lui.

Vous évoquez souvent l’animal dans vos longs-métrages, pourquoi le mot « chien » se répète-t-il notamment dans les titres de vos films: Starve your  dog, C’est eux les chiens ?

H.L: Il n y a pas beaucoup de différence entre l’homme et l’animal. Le côté animalisé se révèle lorsqu’on a peur, on a faim… On retrouve en quelque sorte la loi de la jungle quand une personne pique le téléphone d’une femme dans la rue ; l’instinct animal finit toujours par regagner l’homme.

Vous faites très attention au son. Parmi ceux qui m’ont marquée : la respiration du personnage Dokhan qui nous rappelle la scène finale du film Million Dollar Baby (2004) de Clint Eastwood. Est-ce que vous vous inspirez d’autres cinéastes ?

H.L: En effet le son est un moyen dramatique, le travailler me prend un temps énorme. En ce qui est de l’inspiration, je lis et j’écris en m’inspirant des livres mais dans mes films j’essaye de parler de mon propre vécu, des sujets relatifs à notre société.

Vous travaillez souvent avec des acteurs peu connus. On voit aussi que les mêmes comédiens reviennent dans vos films, lesquels d’ailleurs on a pu découvrir grâce à vous. Est-ce que vous le faites pour leur donner la chance de montrer leur talent ou c’est un choix artistique ayant pour but de surprendre le spectateur marocain?

H.L: C’est ma troupe de théâtre; on s’est choisis. C’est une question d’entente et de complicité. C’est vrai que les mêmes comédiens reviennent mais il y en a d’autres qui s’ajoutent. Mes comédiens sont des personnes qui ont du talent, qui aiment travailler. Je leur attribue, à chaque fois, un rôle complètement différent pour qu’ils s’exercent et se découvrent. Bien évidemment le succès d’un film dépend du jeu d’acteurs mais aussi de l’écriture textuelle et de la réalisation.

Vous faites souvent des plans de dos notamment dans C’est eux les chiens. On voit le personnage principal plus de dos et de profil qu’en face.

H.L: J’ai opté pour ce plan car on suit le personnage, on ignore sa destination. Je trouve que la meilleure façon de le montrer est de faire un plan de dos.

Il est étonnant que The sea is behind n’ait pas fait polémique au Maroc, comme le film de Nabil Ayouch Much loved, même s’il traite des sujets tabous tels que la zoophilie et l’homosexualité.

H.L: Je pense que la différence réside dans le langage cinématographique ; on peut être réaliste tout en ajoutant un peu d’onirisme voire du romantisme au film.

Dans The sea is behind on ne voit pas clairement le rapport entre Tarik le personnage principal et le personnage historique Tariq ibn Ziyad.

H.L: Dans notre société, un homme n’a pas le droit d’être homosexuel. Tarik ibn Ziyad est un symbole de l’homme arabe courageux et combattant. Dans mon film je parle de son opposé ; c’est l’antihéros. Tarik est misérable, soumis et traité comme un animal.

Avez-vous décidé que ce film soit en noir et blanc après le tournage du film ? En regardant une vidéo du tournage, que vous avez publiée sur youtube, on remarque qu’il y a un travail impressionnant sur le choix des couleurs.

H.L: Il était prévu que le film soit en noir et blanc dès le début du projet. Lors du tournage, on se sert des couleurs car on filme notamment la matière que la couleur reflète. J’ai choisi spécialement des couleurs argentées puisque cela ressort en noir et blanc.

Comment dirigez-vous l’enfant Zoubir Abou Alfadel qu’on voit beaucoup dans vos films notamment dans The sea is behind et celui qui vient de sortir Headbang Lullaby ? Avez-vous eu recours à un coach spécialisé ?

H.L: On a travaillé plusieurs fois Zoubir et moi. On développe ensemble notre méthode de travail. Je n’avais pas vraiment besoin d’un coach pour le diriger. Certes, il est enfant. Il aime jouer de temps en temps durant le tournage. Je chargeais une personne pour l’accompagner et surtout pour qu’elle révise avec lui son texte.

Vos longs-métrages sont très expérimentaux pour le cinéma marocain.  Le spectateur, non habitué à ce genre de films, risque de se perdre et de ne pas saisir son contenu.

H.L: Je ne suis pas d’accord avec l’idée de faire des films parlant à tout le monde. Ce n’est pas en mélangeant plusieurs genres qu’on va faire plaisir aux fans de chaque genre. Ce qui compte pour moi c’est de prendre en considération l’intelligence du citoyen marocain et de faire un film en respectant les règles cinématographiques et pourquoi pas en les dépassant. On n’est plus dans les années soixante, on a besoin d’un nouveau cinéma.

Que pensez-vous de la censure, au cinéma, au Maroc ?

 H.L: Je suis contre la censure. Evidemment, on trouve souvent des problèmes lorsque le film aborde un sujet politique. Quand je fais des films télévisés, je prends en considération le fait qu’on ne peut pas montrer des femmes nues, des relations sexuelles, etc. Le cinéma c’est tout à fait autre chose ; on est adulte, on sait bien où on va et ce qu’on va regarder. La censure refuse les sujets qui font mal, qui dérangent par peur de déstabiliser le pays. Tout cela n’aide pas le cinéma à avancer ; c’est comme un malade qui refuse de se soigner, il ne guérira jamais.