Entretien avec Emmanuel Burdeau

A propos de son livre d’entretiens Manuel de Survie

Annabel Wiest : Le livre d’entretiens que vous avez écrit avec Hervé Aubron propose une retranscription d’entretiens d’une part, mais donne à ressentir d’autre part une vision du geste cinématographique propre à Herzog, engagée par vous et développée par le cinéaste. On ressent ses films dans l’écriture, on les devine à travers l’écrit, alors que les images de tournage ou des films ne sont pas reproduites. Comment expliquez-vous cet effet ? Est-il dû à la rencontre ? À sa retranscription ?

Emmanuel Burdeau : Je pense qu’on a eu de la chance. Les Cahiers du cinéma n’avaient jamais fait d’entretien avec Herzog. On est allés le voir, il y a dix ans, en lui disant que ce serait un entretien pour les Cahiers, même si j’allais bientôt partir de la revue. Évidemment, le passeport des Cahiers nous a permis d’avoir accès à lui assez facilement, et d’avoir le temps (presque quatre heures). En effet, lorsqu’on est ressortis de cette conversation, assez vite, Hervé et moi nous nous sommes dit que nous avions manifestement un livre, même si nous ne l’avions pas anticipé. On a quelque chose qui tient du début à la fin. Il faut savoir qu’un livre d’entretien se fait rarement en une seule rencontre, et cela demande un gros travail de montage, pour déplacer des choses, harmoniser les répétitions, etc. Et là, pour la première fois dans mon expérience, aucun montage : c’est-à-dire que tout a été retranscrit dans l’ordre où les choses ont été dites et à peu près comme elles ont été dites. Il y a évidemment la traduction dont je me suis chargé qui implique de la réécriture, mais très peu de choses ont été modifiées. Je ne sais pas exactement à quoi cela tient. Est-ce que c’est parce que nous étions dans un cadre particulier : il travaillait sur un opéra, il avait plus de disponibilités ? Est-ce que c’est parce que s’entretenir avec des gens des Cahiers du cinéma avait une signification particulière pour lui puisqu’ils ne s’étaient jamais entretenus avec lui jusque-là et l’avaient finalement assez peu défendu ? Nous étions peut-être aussi spécialement concentrés, car c’était une rencontre très importante. Je pense aussi que, peut-être, ça a coïncidé avec son grand retour en force dans les années 2000, et qu’il a vu cette rencontre dans cette perspective-là. Ça été très simple, car pour la première fois, l’entretien a été retranscrit quasiment tel quel. Avec Hervé, nous nous étions dit qu’il ne fallait pas retravailler l’entretien, qu’il fallait nous laisser guider par la conversation. Herzog est quelqu’un qui a une parole très particulière.

AW : Justement, comment se sent-on face à Werner Herzog ?

EB : Nous étions un peu intimidés, mais pas tant que ça parce que les situations d’entretien sont assez codifiées. Tout le monde fait bien attention. Puis plus tard, ça s’arrange.

AW : Effectivement, au fur-et-à-mesure de l’entretien, vous ne lui rentrez pas dedans non plus, mais on sent plus de liberté dans la parole. Lorsqu’il explique que le cinéma n’a pas sa place dans les musées, vous rétorquez que l’intégralité de son œuvre est au centre Pompidou.

EB : On était obligés puisque l’entretien se faisait dans la perspective de cette rétrospective, on pouvait donc difficilement le laisser dire cela. Mais non, on ne peut pas dire qu’on lui soit rentrés dedans. Même si nous avions essayé… Il en a vu d’autres. Il est d’une part très important de manifester un grand respect pour la personne qu’on interviewe. Il est aussi important d’autre part de répondre parfois du tac au tac pour obtenir quelque chose d’inhabituel, une parole qui n’est pas programmée, mais liée au moment.

AW : Avez-vous eu beaucoup d’imprévus ? Vous aviez certainement fait une préparation conséquente avant de le rencontrer, une liste de questions à poser…

EB : Non, je prépare en général assez peu de questions. Je pense qu’un entretien réussi est un entretien où chaque question rebondit sur la réponse précédente. Nous savions qu’il y avait quelques sujets que nous voulions aborder. Je sais que certaines personnes préparent chaque question, elles la posent attendent la réponse, et posent la suivante. Moi, je n’ai jamais travaillé comme ça. Cela peut générer un peu d’angoisse puisque les choses sont moins prévues, il faut être attentif et enchaîner sur ce qui a été dit. Mais d’après mon expérience, les résultats sont meilleurs. Cela rend le moment de l’entretien beaucoup plus excitant.

AW : Vous aviez une idée des films que vous vouliez aborder ou est-ce que cela s’est décidé sur le moment ?

EB : Hervé et moi avions discuté de certaines choses. J’ai le souvenir que nous voulions par exemple parler de Bad Lieutenant qu’on aimait beaucoup… Nous avions en tête certains films sur lesquels nous voulions revenir comme Grizzly man. Mais pas au point de nous contraindre pendant l’entretien. De toute façon, lorsque la conversation suit son cours, il est plus facile d’évoquer un sujet en particulier auquel on pense.

AW : Werner Herzog évoque son enfance durant l’entretien. S’agit-il d’un sujet que vous pensiez aborder ou était-ce plus imprévu ?

EB : Beaucoup de choses étaient imprévues, d’autant plus imprévues qu’à ce moment-là, sans savoir pourquoi, Hervé et moi pensions qu’Herzog était quelqu’un qui n’était pas facile en entretien, quelqu’un d’assez peu bavard. Nous pensions avoir du mal à le faire parler. Ce n’est pas du tout ce qui s’est avéré. Nous ne savions pas ce qu’il serait possible d’aborder avec lui.

AW : Il y a effectivement des problématiques passionnantes qu’il a abordées avec vous, notamment autour de la langue. Il dit par exemple « La langue n’est pas seulement un outil de communication. C’est une façon de voir le monde, de le comprendre. C’est un monde à part entière. […] Une façon de s’organiser en tant qu’être humain à l’intérieur de ce monde. ». J’ai été surprise que Werner Herzog dise cela. J’aurais tendance à penser que la langue fait le contraire de cela et contraindrait les gens dans certains comportements et les enfermerait dans des cases. J’aime sa vision de la langue qui est une manière de voir le monde. Cela se ressent à plusieurs reprises de la discussion. Ce livre d’entretien ne semble pas découler d’un dialogue habituel, banal.

EB : Non ce n’était pas une expérience habituelle. Ça reste un grand moment. Je pense qu’il a peut-être été sensible au fait que nous lui avions parlé des livres qu’il a écrits. C’est très important pour lui. Il avait peut-être moins l’habitude, à ce moment- là, qu’on l’interroge à propos de ses livres. Quand je lui ai dit que le journal qu’il a tenu pendant Fitzcarraldo s’apprêtait à être publié chez Capricci, chez qui je travaillais alors, disons qu’il a eu l’air touché. Je pense qu’il était assez content.

AW : Avez-vous découvert le dernier film d’Herzog, Into the inferno ?

EB : La tournée des volcans ? Oui je l’ai vu.

AW : À beaucoup de reprises, vous évoquez pendant l’entretien la question du danger. Comment le film croise-t-il l’entretien, huit ans plus tard ?

EB : Dans mon souvenir, ce n’est pas son film le plus intéressant. Il a un côté « tournée des volcans ». Mais en effet le danger est d’une certaine façon présent dans tous ses films.

AW : Le livre n’a été publié qu’en français ?

EB : Je crois qu’il a été traduit en espagnol également.

AW : Savez-vous si Werner Herzog l’a lu ?

EB : Je ne sais pas. Nous ne nous attendions pas au moindre retour de sa part. De manière générale, il est très rare que des cinéastes fassent un retour sur ce que vous avez écrit sur eux.

AW : Vous dites que la retranscription s’est faite presque sans modifications. Vous terminez l’entretien sur Nosferatu. La discussion se clôt alors sur une phrase à propos de la force destructrice du cinéma. Était-ce prévu ?

EB : Parler de Nosferatu était un choix d’Hervé qui connait ce film toujours mieux que moi. Il s’intéresse par ailleurs beaucoup à Murnau. Dans mon souvenir, l’entretien ne s’est pas absolument terminé. À un moment, je crois qu’il était temps de finir, car Herzog était attendu. J’ai laissé tourner l’enregistreur, car il est fréquent que des choses intéressantes soient dites lorsqu’on pense avoir terminé. En réécoutant la bande, je pense m’être dit que c’était la fin idéale. Il y a peut-être eu trois ou quatre phrases ensuite que j’ai préféré ne pas retranscrire.

AW : Effectivement, cette fin-là était parfaite compte tenu de la personnalité du cinéaste, autour de la force destructrice du cinéma. J’ai été très touchée.

EB : Oui moi aussi. Ça a été une expérience d’une grande force.

AW : D’un point de vue plus pratique, le résumé au dos du livre est composé uniquement de citations extraites de l’entretien. C’est très original et ludique. Était-ce un choix de votre part ?

EB : Oui c’est moi qui dirigeais la collection à ce moment-là. Je pense que c’est moi qui ai fait ce quatrième de couverture. Comme le livre n’a pas d’autre unité que celle de la conversation, c’est-à-dire qu’il ne suit pas à proprement parler un ordre, je trouvais que cette absence d’ordre devait apparaître en quatrième de couverture. Et dans la mesure où Herzog a une parole de l’ordre de l’aphorisme, du prophétique et que sa parole était tellement forte, la quatrième de couverture a été construite comme un générique, un sommaire de roman d’aventures. C’est pour cela qu’on a conçu avec le graphiste une série d’images en rapport avec l’entretien. Il a composé cette page d’illustrations pour donner l’impression d’un livre qui serait presque comme un herbier. Cela va aussi avec le titre, « Manuel de survie ». C’est à dire un livre dans lequel chacun pourrait se plonger à la recherche d’un conseil, d’un renseignement, d’un récit, et pourrait trouver beaucoup de choses dans un certain désordre.

AW : Il y a un côté ludique avec ces illustrations et ce résumé original. Le premier contact avec le livre est très chaleureux. On trouve quelque chose du manuel de survie, justement, où l’on cherche des questionnements, des concepts, voire des réponses durant l’entretien.

EB : Il faut dire que c’est un livre qui s’est fait assez vite et avec une sorte d’évidence. C’est un livre, publié il y a dix ans maintenant, dont j’ai pu constater qu’il a marqué beaucoup de gens. J’ai fait beaucoup de livres en tant qu’éditeur, auteur ou interviewer, dont on m’a peu parlé. Celui-là est un livre qui a été lu, que les gens aiment. Cela me fait très plaisir, mais je pense aussi que ce n’est pas sans logique, car c’est un livre qui recueille un moment, l’expérience de l’entretien et pour une fois, ça a été une expérience très forte.

AW : Le livre ne semble effectivement pas être une simple retranscription d’entretiens, c’est une expérience ressentie à travers vos différentes paroles. C’est assez rare dans la mesure où vous n’illustrez pas votre propos par des images contrairement au Hitchcock-Truffaut, par exemple, qui en comprend énormément. Votre livre trouve son âme dans l’écriture.

EB : Les deux livres ne sont pas comparables, mais ce petit livre-là est la retranscription plus exacte d’un moment passé avec lui. Le Hitchcock-Truffaut était bien sûr un gros travail de montage, beaucoup plus sophistiqué et élaboré. Là, il n’y a quasiment rien eu à faire, il a suffit de retranscrire, de bien traduire les choses, mais il s’exprime dans un anglais très facile à traduire donc c’était très plaisant.

AW : D’autres textes entourent l’entretien : il y a un texte de vous en introduction et une postface d’Hervé Aubron. À quel moment les aviez-vous écrits ?

EB : Nous les avons écrits après l’entretien. Je me souviens que lors de l’entretien, nous connaissions bien les films d’Herzog, mais il y en avait un certain nombre que nous n’avions pas vu. Je travaillais un peu avec le centre Pompidou qui avait mis certains films que nous n’avions pas vus à notre disposition. Pour écrire le texte, j’ai fait en sorte d’avoir vu tous les films même si je ne les évoque pas tous. Hervé a fait la même chose. Même si ce qui importe dans un livre d’entretien est l’entretien en lui-même, il est important à mon sens de l’accompagner de textes, cela permet d’asseoir des choses.

AW : Vous avez ré-écrit un livre sur Werner Herzog avec Hervé Aubron, Pas à pas, qui n’est pas un livre d’entretiens, mais comment avez-vous pensé l’évolution de votre travail neuf ans plus tard ?

EB : Il se trouve qu’entre les deux livres, les éditions Potemkine ont consacré trois coffrets DVD d’Herzog, et nous avons rédigé, Hervé et moi, les introductions à chacun des coffrets. Cela a quand même été un lourd travail puisque les coffrets commencent aux années 1960–1970 et ensuite du début 1980 jusqu’à fin des années 1990. Je trouvais intéressant de reprendre les introductions et de voir ce que l’on pouvait reprendre pour un livre. Cela s’est avéré moins simple. Lorsque nous nous sommes penchés sur ce que nous avions écrit, nous n’étions pas du tout satisfaits et ne voulions donc pas les reprendre telles quelles. Nous les avons intégralement réécrites.

L’évolution est le plaisir que j’ai trouvé à travailler avec Hervé, même si nos approches sont très différentes et que l’on ne co-signe rien en vérité, c’est ce qui me plaisait dans le deuxième livre, il est écrit à deux, mais chaque partie appartient à l’un ou à l’autre.

Entre Manuel de survie et 7 ou 8 ans plus tard, Hervé et moi n’avions pas cessé d’avoir écho d’Herzog lorsqu’un nouveau film sortait ou d’être sollicité pour présenter des séances ou même de refaire un entretien pour un magazine. En plus, les livres consacrés à l’œuvre d’Herzog sont nombreux, mais il en existe peu en France. Je trouvais donc dommage de ne pas le faire. On a mis du temps à le faire, cela a été compliqué puisque nous avons mis du temps à savoir quel type de livre nous voulions faire. À un moment, je trouvais intéressant qu’il y ait, dans le livre, une filmographie complète, car l’ambition du livre était celle d’être le premier en France à parler de tout Herzog. Nous pensions écrire des notes pour chaque film. Finalement ce n’était pas la bonne idée.

Nous avons fini par faire ce livre dont je suis plutôt très content. On refera peut-être un nouveau livre avec Hervé, sans doute pas sur Herzog. En revanche, il n’est pas complètement impossible qu’on actualise le livre dans quelques années si Herzog continue au rythme qui est le sien aujourd’hui.

AW : Faire une réédition, éventuellement ?

EB : Oui exactement, faire éventuellement une réédition, ce n’est pas prévu, mais ce n’est pas impossible.