D’un rouge à l’autre

Dracula, Francis Ford Coppola, 1992

Le rouge et le passé

Dracula est un vieux personnage. Presque aussi vieux que le cinéma puisque Bram Stoker écrit le livre éponyme en 1897, soit deux ans après l’invention des frères Lumière. Or c’est précisément en 1897 que se déroulera l’intrigue principale du Dracula de Francis Ford Coppola, sorti en 1992. Le vampire y a l’apparence d’un vieil homme repoussant, semblant plus proche de la mort que de la vie : son visage et ses cheveux ont la couleur des films en noir et blanc. Les pièces de sa grande demeure – un château délabré – n’offrent pas plus de couleur : tout est plongé dans l’obscurité et il est impossible de s’y retrouver sans bougie. Tout est gris, noir et sombre, à l’exception de la tunique que porte le comte. Elle est d’un rouge très vif qui se démarque nettement dans l’image. Cette tunique se prolonge dans une traîne interminable, longue de quatre siècles, depuis l’époque où il était encore Vlad l’empaleur et qu’il offrait son bras pour défendre la chrétienté. Beaucoup de victimes sont passées sous les crocs de Dracula, et cette traîne rouge est une longue trace de sang qui le suit comme autant de crimes.

La première partie de l’œuvre est saturée de références cinématographiques. En tête, la diligence issue du Nosferatu de Murnau, puis les ombres autonomes du Vampyr de Dreyer, et la mise en scène de la rencontre entre Dracula et Jonathan très similaire à celle du Dracula de Tod Browning. Toutes ces références sont, pour le film de Francis Ford Coppola, comme la longue cape que Dracula traîne derrière lui. Coppola abuse de tous les déjà-vus pour inscrire son personnage dans une véritable tradition. Mais au milieu de tous ces films en noir et blanc la tunique rouge apparaît comme un désir de se réapproprier le mythe, afin de lui redonner vie. Le film est un vampire tirant sa force des grandes œuvres du cinéma d’épouvante. Fort de tous ces clichés, Coppola prend alors le relais pour aller un cran au-dessus : de l’épouvante à l’horreur, voire à la répugnance. Dracula inspire le dégoût quand il se délecte secrètement du sang de Jonathan qui vient de se couper avec son rasoir : sa langue lèche voracement la lame, puis il émet un frémissement de volupté contenue et fortement concupiscente. Plus tard, le dégoût, et même l’indignation, atteignent leur paroxysme lorsque le comte donne un nouveau-né en pâture à ses concubines : on entend le son des entrailles qui se déchirent. Jonathan est seulement capable de crier devant l’horreur absolue de cette scène, tandis que Dracula rit aux éclats face à cette réaction proprement humaine.

 

Le rouge et les statues

The blood is the life ». Nous entendons cette réplique pour la première fois dans le prologue du film. Nous sommes alors quatre siècles plus tôt. Cette sentence liturgique est le crédo du vampire et de ses disciples, la formule de ceux qui s’adonnent au culte des forces démoniaques. Celui qui ose prononcer cette phrase doit être révolté contre Dieu au point de renoncer à son salut pour se livrer corps et âme à la damnation éternelle. Un tel pacte ne peut être réalisé que sous l’influence du plus grand désespoir et, dans le cas du comte Dracula, ce désespoir naît de l’amour absolu. Lorsqu’il trouve sa femme morte au bas de l’autel sacré, il commet le sacrilège de renverser le bénitier, puis crie au ciel, pour s’assurer que Dieu l’entende : « I renounce God ! I shall rise from my own death to avenge hers with all the powers of darkness. » Il tire ensuite son épée et la plante au cœur de la grande croix de pierre posée sur l’autel : les anges sculptés dans les murs du château se mettent à pleurer du sang ; du sang coule des bougies et de la grande croix. Dracula s’en remplit une pleine coupe tout en prononçant sa nouvelle doctrine : « The blood is the life ». Puis il se gorge du sang maudit qui lui procurera l’immortalité ainsi qu’un pouvoir surnaturel, mais aussi la souffrance éternelle d’une existence sans amour.

« Pas du sang, du rouge ! » a dit Godard, et les paroles blasphématoires prononcées par Dracula annoncent l’importance qu’aura, au-delà du sang, la couleur rouge tout au long du film. Coppola met le rouge en rapport avec plusieurs couleurs différentes au fur et à mesure de l’histoire, lui donnant ainsi toute une palette de significations. Dans ce prologue, le rouge entre en rapport avec le gris de la pierre qui est une couleur neutre, sans vie, propre aux choses inanimées : les angelots sculptés sont figés depuis des siècles. Mais le sang lacrymal vient réanimer les statues, et ce rapport entre le rouge et le gris nous renvoie alors à cette contradiction qui est la condition même du vampire : il est vivant et mort en même temps.

Le gris et le rouge se rencontrent une autre fois, lorsque Lucy marche au travers d’un labyrinthe comme en proie à une crise de somnambulisme. Nous nous enfonçons avec elle dans un couloir végétal en la suivant par un travelling avant. Une statue de femme se trouve contre la paroi droite du couloir. Tandis qu’elle passe à côté de la statue, Lucy lève son bras droit, levant son voile dans le même mouvement : le voile recouvre entièrement la statue et l’effleure le temps du passage de Lucy, puis il se détache et découvre la statue. Contrairement au début du film, où le rouge était issu de la pierre et évoquait une vive émotion tendue entre la tristesse et la souffrance, ici le rouge recouvre et caresse sensuellement le gris pour évoquer une étreinte sexuelle. Puis le travelling s’arrête, le buste de la statue occupe le premier plan à droite du champ, sans que la tête ne soit visible, ce qui indique le caractère essentiellement sexuel et purement charnel de ce qui va suivre. En effet, la scène se terminera par un coït endiablé entre Lucy et Dracula. Le rouge devient alors la couleur de l’érotisme.

Lucy et le rouge

Comme le dit le professeur Van Helsing, « Lucy n’est pas une victime du hasard. C’est une adepte volontaire et même une disciple dévouée. C’est la concubine du démon ! ». Une description catégorique et peu flatteuse, certes, mais qui n’en est pas moins vraie. Sa chevelure rousse annonce sa connivence démoniaque avec Dracula, comme si son destin était écrit d’avance. On peut percevoir une concrétisation progressive de ce destin à travers la couleur de ses différentes robes. Elle porte d’abord une robe blanche car elle est encore une jeune fille « pure ». En effet, elle ne connaît pas les choses de l’amour mais, comme elle le dit à Mina dans cette scène, elle en rêve déjà. Elle possède aussi un vocabulaire assez cru pour choquer la pudeur de son amie (« C’est ton ambitieux John qui t’oblige à utiliser cette machine ? Plutôt que de t’entraîner dans des actes de passion sur le plancher ? ») et s’amuse des illustrations lubriques de l’exemplaire des Mille et une nuits qui tombe sur le sol. Enfin, pour conclure la scène, l’ironie du sort lui fera dire qu’elle est « pratiquement une sorcière ».

Nous passons à un autre degré dans la scène suivante où elle fait montre de ses talents de séductrice à Mina dans sa belle robe verte. Trois hommes feront successivement leur entrée et Lucy passera de l’un à l’autre, flattant le premier sur la taille de son gros couteau (ne nous méprenons pas), cajolant le second qui a trébuché sur un tapis en peau d’ours, et paradant fièrement devant le troisième dans sa robe verte, sa « robe serpent ». Encore une fois, consciemment ou non, Lucy touche juste car elle est comme un serpent : non seulement l’animal a la place que l’on sait dans la Genèse, mais, au cours de son existence, il passe par une phase de mutation. Or Lucy est elle-même en pleine mutation : elle s’apprête à passer de l’état de jeune fille à celui de femme, et cette transition se conclura par un acte sexuel. C’est dans la scène suivante montrant Lucy que cet acte sexuel se produit. Lucy sort de chez elle par une nuit d’orage ; elle a laissé derrière sa robe blanche ainsi qu’un collier portant une croix.

Elle est maintenant habillée de rouge. En passant ainsi du vert au rouge, Lucy est comme un fruit ayant mûri tout au long du film, et maintenant prêt à être cueilli. Son bustier lui sert la taille, fait ressortir ses formes et laisse apparentes ses jambes jusqu’en haut de ses cuisses. Un long voile rouge et transparent attaché à son cou flotte derrière elle à cause du vent qui souffle. Ce voile n’est pas sans rappeler la longue traîne rouge de Dracula, mais fait aussi écho à l’accoutrement du Petit chaperon rouge. Coppola semble en accord avec l’interprétation psychanalytique du conte proposée par Bruno Bettelheim. Selon lui, l’histoire du Petit chaperon rouge serait une fable racontée aux jeunes femmes en âge d’avoir une vie sexuelle active. Le rouge serait celui des menstruations longtemps considérées comme le symbole du passage de la jeune fille à la jeune femme, et le loup correspondrait à l’appétit sexuel des hommes. Dans la plupart des versions, le petit chaperon est mangé par le loup, puis un chasseur vient ouvrir le ventre de l’animal pour sauver la petite. Toujours selon Bettelheim, ce « second accouchement » représenterait la deuxième naissance vécue par une femme après avoir perdu sa virginité. Lucy, qui disait déjà être « pratiquement une sorcière », va effectivement subir un rite de passage au travers de l’acte sexuel qui la fera entrer dans une vie nouvelle, celle d’une créature démoniaque. Ce faisant, Coppola met deux extrêmes en tension : l’innocence du conte pour enfant et sa forte charge sexuelle.

À travers les différentes couleurs de ses robes, Lucy concrétise son destin de « concubine du démon » crûment résumé par le docteur Van Helsing. Pour Lucy, la vie n’est pas un labyrinthe, un chemin est déjà tout tracé pour elle et il lui est impossible de se perdre. Nous pouvons même voir sa mort prématurément dans cette scène : lorsqu’elle est sous l’étreinte de Dracula, nous voyons en arrière-plan une construction précaire formée de trois gros blocs de pierre – deux posés verticalement qui soutiennent le troisième, posé horizontalement – le tout formant ce qui sera l’entrée vers son tombeau. Le gris de cette tombe finira par éteindre le rouge porté par Lucy lorsque Van Helsing lui tranchera la tête. La jeune femme, allongée dans son cercueil, restera froide comme la pierre pour toujours.

Le rouge et le fantasme

Dracula est une créature possédant de nombreux pouvoirs, dont l’un lui permet d’avoir une emprise sur la mémoire des autres. Cette emprise se traduit par une influence directe de Dracula sur la mise en scène qui menace de faire disparaître l’image. Tout le long de la séquence du labyrinthe, l’obscurité de la nuit est fréquemment rompue par de violents éclairs qui répandent une vive couleur bleue sur tout le champ à chaque occurrence. Ces éclairs font osciller la séquence entière entre l’ombre et la lumière. À la fin de la scène, l’image est tiraillée entre deux extrêmes visuels : le loup plante ses crocs dans le cou de Lucy filmé en gros plan, et tantôt la fourrure de Dracula occupe tout le plan et nous plonge dans le noir, tantôt de violents éclairs viennent tout illuminer de blanc. D’un côté comme de l’autre, l’image tend vers sa disparition. Dracula se rend alors compte de la présence de Mina et en est forcément déstabilisé. Il prononce ces paroles : « Do not see me ». Ce qui provoque un éclair plus vif encore que tous les autres. S’ensuit un fondu au blanc et Dracula a disparu. Mina va vers son amie et toutes les deux semblent avoir oublié ce qui vient de se produire.

La séquence se termine alors sur la même image qui la commençait : Dracula sous sa forme de loup est filmé du buste à la tête, la gueule ensanglantée. Le spectateur lui-même en vient à douter de ce qu’il a vu :  la scène s’est-elle réellement passée ? est-ce un fantasme imaginé par Dracula ? Dans ce cas, que dire du sang qui recouvre sa gueule ? D’ailleurs, seul le sang – et donc le rouge – laisse une trace dans l’esprit de Lucy : « Ces yeux rouges. J’ai encore le goût de son sang dans la bouche. »

Mina, elle, a tout oublié ; elle réconforte son amie en lui assurant qu’elle a fait un rêve. Or l’image crue montrant la bête assise sur Lucy fait justement écho à la peinture de Johann Heinrich Füssli, Le Cauchemar, représentant une bête noire assise sur le corps d’une femme endormie dans une pose lascive. Cette scène est également présente dans le livre de Bram Stoker dans lequel on retrouve la référence à Johann Heinrich Füssli : « Quand enfin j’eus atteint mon but ; J’aperçus aussitôt le banc et la silhouette blanche qui s’y trouvait ; j’étais assez prêt maintenant pour les distinguer même dans l’obscurité. Et, je n’en doutais plus à présent, il y avait comme une créature longue et noire penchée vers mon amie. »

On trouve cependant un détail significatif : chez Bram Stoker, Lucy porte une robe blanche, comme la jeune femme de la peinture. Coppola, quant à lui, a opté pour une robe rouge. Cette couleur chaude exacerbe l’intensité sexuelle déjà contenue dans le tableau. Le cauchemar se voit alors teinté d’érotisme.

Le rouge et le bleu

Par la couleur de leur robe, Mina et Lucy entrent elles aussi en contraste. Lucy est rouge comme le feu, Mina bleu comme l’eau. Cependant, au-delà de la simple opposition, le rouge et le bleu peuvent être vus comme les deux couleurs d’une même flamme, la flamme de la passion amoureuse. La présence de Mina semble troubler Dracula. Lorsque le vampire dit « Do not see me », au moment exact où le « see » est prononcé et qu’un énorme éclair inonde l’image, nous pouvons voir un visage recouvrir celui de la bête, grâce à l’utilisation de la surimpression. Ce visage n’est visible qu’une fraction de seconde, le temps d’un éclair. L’intensité lumineuse favorise son apparition. De même, l’image projetée par le cinématographe ne peut être vue que grâce à la présence d’une source de lumière. Dracula ne veut pas que Mina le voie ainsi. Il utilise alors la lumière comme si elle faisait partie d’un dispositif cinématographique afin qu’un visage plus aimable se projette sur sa face de bête. Pendant ce temps très court, il est un beau jeune homme aux cheveux longs et aux yeux bleus, portant une barbe. Ce visage est celui d’un autre Dracula, qui se présentera sous le nom de Vlad De Sakaï lorsqu’il approchera Mina dans les rues de Londres. Comme dans le conte, il y a un véritable prince charmant derrière la bête. S’il refuse que Mina voie sa part bestiale, il usera de son influence pour que Mina le regarde lorsqu’il aura l’allure d’un bel homme. Encore une fois, c’est par sa seule parole que sa volonté s’exécute : « see me ».

Mina porte une robe verte dans cette scène. On pourrait alors croire qu’elle va suivre le même chemin que Lucy : mûrir et être cueillie par le démon. C’est d’ailleurs ce qui menace d’arriver quelques minutes plus loin. Alors qu’ils sont tous les deux au cinématographe, Dracula ne parvient pas à contenir sa fougue et entraîne Mina dans un coin reculé de la pièce pour la mordre au cou. Au même moment, un loup échappé du zoo sème la panique dans le public venu regarder le cinématographe. Tandis que nous voyons ses canines s’allonger, une lueur rouge naît dans ses yeux et cohabite avec le bleu de ses lunettes. Finalement, Dracula se radoucit en regardant Mina. La lueur rouge disparaît de ses yeux, et ne reste plus que le bleu des lunettes. Il épargne Mina.

Cette tension entre le rouge et le bleu semble alors évoquer la tension entre la fougue d’un amour charnel et le calme d’un amour plus élevé, platonique. Dans le Phèdre de Platon, Socrate compare l’âme humaine à un attelage composé de deux chevaux de nature différentes. Le premier aspire au ciel, à la noblesse du cœur : il est obéissant et se laisse diriger facilement. Le second, quant à lui, est attiré par la terre et représente la partie désirante de l’âme. C’est ce second cheval qui semble prendre le dessus lorsqu’une lueur rouge apparaît dans les yeux de Dracula et qui est vite retenue grâce à l’influence du premier cheval. L’attelage qui dirige Lucy n’est composé que du cheval aspirant à la terre. Cependant Mina semble bien ressentir ce tiraillement intérieur qui correspond à la lutte des deux facettes de l’amour : au moment où la bête remarque sa présence, les vaisseaux sanguins qui parcourent tout l’intérieur de son corps sont visibles grâce à un effet de transparence : un réseau de lignes rouges se dessine sur son torse, ses bras et son visage tandis que nous entendons son cœur battre.

Ce bleu côtoyant le rouge, chez Mina comme chez Dracula, évoque un amour allant au-delà des plaisirs charnels. Ils sont deux amants éternels que la mort ne peut pas séparer. L’actrice jouant Elisabeta dans le prologue du film est la même que celle qui joue Mina. La robe verte que porte Mina lors de sa rencontre avec Vlad de Sakaï est la même que celle portée par Elisabeta dans le prologue (une robe verte avec des motifs de palmes dorées sur les épaules). Mina se trouve être la réincarnation du grand amour de Dracula – c’est pourquoi il ne la traite pas comme Lucy ou comme ses concubines. Nous sommes alors bien loin du sinistre personnage que nous montrait le début du film. Coppola donne ainsi à Dracula une ampleur inédite dans les films de ses prédécesseurs, et lui rend une seconde jeunesse. Le vampire, embrassant ensemble tous les extrêmes, provoque en nous des sentiments contradictoires. Capable des pires atrocités tout en éprouvant un amour pur et éternel, il nous fait passer du dégoût à la compassion : il prend le contrôle sur tout le film, le vampirise, jusqu’à le rendre aussi protéiforme que lui.

 

Kévin Horngren

À propos
Affiche du film "Dracula"

Dracula

Réalisateur
Francis Ford Coppola
Durée
2 h 10 min
Date de sortie
13 novembre 1992
Genres
Romance, Horreur
Résumé
En 1492, le prince Vlad Dracul, revenant de combattre les armées turques, trouve sa fiancée suicidée. Fou de douleur, il défie Dieu, et devient le comte Dracula, vampire de son état. Quatre cents ans plus tard, désireux de quitter la Transylvanie pour s’établir en Angleterre, il fait appel à Jonathan Harker, clerc de notaire et fiancé de la jolie Mina Murray. La jeune fille est le sosie d’Elisabeta, l’amour ancestral du comte…
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