En adaptant une nouvelle de Haruki Murakami, Ryusuke Hamaguchi opère une réécriture plus que troublante et plus que réussie. Comme souvent chez le cinéaste, l’histoire est simple et se déploie petit à petit en de multiples couches, toutes également fascinantes ; Yûsuke Kafuku, un metteur en scène et acteur de théâtre ayant perdu sa femme, doit adapter Oncle Vania de Tchekhov pour un festival lors duquel on lui impose d’être conduit par une jeune chauffeure nommée Misaki.
De la nouvelle de Murakami et ses soixantaine de pages, il reste un film d’une durée qui pourrait être jugée excessive – près de 3h – si le cinéaste nippon ne parvenait pas à déchiffrer toute la subtilité de l’écriture de Murakami, à rendre l’épaisseur que l’écrivain parvient à distiller au fil de la longue route. Ce qu’il fait. Au vu de la longueur du film, il serait compliqué de détailler son trajet exact, tant celui-ci se déploie, comme nous l’avons dit, en d’innombrables couches. Avec ce film, Hamaguchi parvient à construire une architecture toute simple que nous pourrions résumer ainsi : le prologue – le metteur en scène avec sa femme – la préparation de la pièce, et les trajets avec Misaki dans la voiture rouge. Bien sûr, ces différents pans de l’oeuvre ne sont pas aussi fixes ni isolés et c’est le propre de l’architecture du film que de les mélanger afin d’en faire ressortir les émotions communes, d’en étudier la porosité, pour, au final, en dégager une certaine idée de ce qu’est la vie d’un homme. Ce n’est donc pas un hasard si Drive my car est une affaire de construction – construire une pièce, une relation – voire de déconstruction – déconstruire un texte, une relation passée ; qui était ma femme ?
Hamaguchi parvient également à maîtriser les silences, ce qui rend le parcours des personnages et du film d’autant plus intéressants. Si le personnage muet dont nous tairons le rôle précis est une belle idée cinématographique, le traitement des temps longs et des temps morts hisse les séquences vers une forme à mi-chemin entre l’abstrait et le concret, à la manière de l’écriture murakamienne. Concrètement, nous pouvons dire que les personnages sont éloignés non seulement physiquement – Misaki conduit tandis que Kafuku est à l’arrière – mais aussi émotionnellement – elle parle peu, il tente de survivre à son passé, les acteurs de la pièce ne connaissent pas Kafuku et il paraît distant dans son travail de metteur en scène etc. De cette distance – nous pourrions également noter l’omniprésence d’espaces vides – Hamaguchi fait un matériau de travail, il creuse les différents éloignements afin d’en étudier précisément les contours ; avec une manière non-figurative, l’invisible se mue alors en visible, le silence devient bruit et il effraie autant qu’il renseigne sur la nature réelle des sentiments.
La simplicité que nous évoquions précédemment se ressent d’autant plus fortement lorsque de légères subtilités prennent une place considérable. Toujours dans ce rapport à l’éloignement, citons en exemple le miroir présent dans l’appartement de Kafuku et sa femme et qui sera, par la suite, remplacé par le rétroviseur de la voiture. Bien que la relation Kafuku / Misaki ne soit pas du même ordre que celle de Kafuku et sa femme – il faut absolument dissocier les deux parcours – nous voyons dans ces deux objets qui se répondent une manière pour le cinéaste de faire ressentir le trajet de vie de Kafuku. Raccourcir la surface réfléchissante, c’est trouver un moyen de mettre en image le rapprochement opéré par le personnage dans son rapport aux autres car si le miroir est source de reflets imposants et parfois mensongers, le rétroviseur est un guide précis davantage ancré dans le concret, moins envoûtant que le miroir, plus éloigné de l’illusion.
En soi, Hamaguchi met en scène ce qui ne peut être dit mais que nous comprenons instantanément, dépasse la simple illustration des regards en les intégrant à un processus qui commence à se dessiner : de Senses à Asako 1&2 en passant par Passion, il est question, entre autres, d’une multiplicité de perceptions qui s’inscrit toujours dans un rapport entre soi et l’autre. Ce rapport est d’autant plus fort qu’il ne cesse d’évoluer, fluctuer, lorsque ce ne sont pas les personnages qui changent – nous retrouvons ainsi la figure du double, un ancien amour qui n’est pas tout à fait différent ni tout à fait le même, des amis interchangeables, une enfant morte qui revient au volant d’une voiture rouge etc. C’est pourquoi les différentes relations que racontent Hamaguchi se déroulent comme des enquêtes, il s’agit de percer les mystères complexes des relations humaines en évitant le bavardage pour laisser le regard s’exprimer et, enfin, se construire. La longue route de l’existence peut ainsi être foulée, toujours à deux, ne serait-ce que pour raccourcir la distance.
Simon Pesenti
Une petite voiture rouge propage lentement de la couleur dans un paysage urbain. La voiture rouge traverse une bande grise tantôt éclairée ou ombragée. Les couleurs s’impriment et s’accumulent dans l’esprit des spectateurs. Ce point rouge, en mouvement la plupart du temps, va parfois donner l’impression que les tronçons de routes goudronnées qu’il traverse sont bigarrés. Cette étrange perception est due au traitement naturaliste, simple, de la lumière. Ici, nulle ostentation : l’étalonnage est tout en discrétion, au service des changements atmosphériques, comme si la météo réglait à la fois le passage du temps et la photographie du film, photographie alors émancipée de la dimension technique de la caméra qui l’a engendrée. Le temps japonais est relativement couvert. Le soleil traverse la pellicule de nuages gris et voit son éclat altéré. Dans la séquence de générique qui intervient après un long prologue, la photographie libérée parvient à rendre les impressions propres au microcosme autoroutier. C’est comme si nous nous trouvions dans la voiture avec le personnage. Comme si on pouvait percevoir sa torpeur tandis qu’il est coincé dans le trafic bondé mais confortablement installé contre le dossier de son siège − lequel a depuis des années adopté l’empreinte de sa physionomie dorsale − somnolent dans la tiédeur de l’après-midi sur un air de jazz très smooth. C’est l’un des seuls moments au cours duquel la B.O. (ailleurs très discrète pour laisser une grande place au silence) fait osciller l’univers du film, en équilibre entre le diégétique et l’extradiégétique sans passer entièrement de l’un à l’autre. Pour en revenir à l’aspect des routes, cette lumière diffuse a aussi le pouvoir de recolorer virtuellement et différemment l’image : soudain, on se retrouve face à des routes goudronnées qui nous paraissent tantôt ocres, tantôt bleues, tantôt vertes, alors que la plupart du temps on voit bien qu’elles sont grises. Cependant, on conserve davantage ces couleurs ressenties que celles enregistrées factuellement par notre œil. Le film se fait tableau impressionniste.
Tunnel compensé
Il fait nuit. La voiture est entrée dans un tunnel. Au travelling avant nous montrant la voiture qui y entre, s’oppose un travelling arrière lorsque le véhicule en ressort. Notre pensée marque une pause, incapable pour l’instant de (pour)suivre la course de la petite Saab rouge : ce mouvement d’appareil ou plutôt l’effet qu’il produit est intrigant. La caméra semble fixée derrière la voiture, rien d’extraordinaire. Toutefois, le bruit régulier du moteur a quelque chose de rassurant. Paradoxalement, on sent la vitesse relative, la route lisse, le plaisir de conduire. Non pas celui des publicités automobiles, où l’on a l’impression que les voitures s’apparentent plus pour le consommateur potentiel à des drogues dures qu’à des moyens de locomotion (excusez cette digression), mais un plaisir de l’ordre d’une itinérance apaisée. Certes, Drive my car joue avec la voiture en sa qualité de fétiche matérialiste, mais pour mieux en faire le véhicule métaphorique du trajet intérieur des personnages. Ainsi, concernant le travelling arrière au sortir du tunnel, son caractère presque obsédant vient de l’alliance harmonieuse entre la fluidité du déplacement dans l’espace et celle du son, rappelant l’écoulement d’un calme ruisseau dans son lit. En résulte la vision d’un tunnel qui se déploie, qui s’étire. Serait-ce un travelling compensé ? L’incertitude demeure. L’effet de distorsion spatiale est en tout cas bien présent. Cependant, contrairement à l’angoissante tour du Vertigo d’Hitchcock en 1958 − dont les étages et la hauteur semblent brusquement se démultiplier pour Scottie dès qu’il regarde le sol en contrebas (transcription visuelle hallucinée de son acrophobie) − ce n’est pas la réminiscence d’un traumatisme que suggère ce tunnel élastique, mais (et c’est ici qu’apparaît la limite souvent indiscernable entre l’intention du réalisateur et le ressenti du public) celle d’une sensation proustienne s’éveillant chez les spectateur : la conviction profonde d’avoir déjà roulé très longtemps en voiture de nuit, de savoir qu’on a le temps ; d’être passé de tunnel en tunnel en observant, pour tuer l’ennui, l’éclairage au sodium, les minuscules et innombrables balises jaunes et bleues, l’ensemble se perdant au loin en un halo de lignes de fuite roses qui finit par nous faire prendre goût à la beauté des lumières nocturnes.
La Saab sort à l’air libre. Le bruit d’un glissement imperturbable et continu laisse place au martèlement régulier quoique sautillant d’une pluie drue. L’été artificiel du tunnel est remplacé par le bleu chaud, enveloppant et presque liquide d’une nuit sans saison.
Etienne de Rivaz
Simon Pesenti