Douleurs, sourires, quotidien

 The King of Staten Island, Judd Apatow, (2020)

Comique ? Pardonnez-moi, mais je ne vois pas. Ce n’était pas tellement comique. Dramatique, alors ? Je n’aurais pas dit ça non plus. Plutôt : ni comique, ni dramatique. Mais d’autres que moi (sur Allociné) ont tranché pour « Comédie, Drame ». Rien que ce paradoxe, peut-être, est déjà drôle. Mais ne nous hâtons pas.

Le drame, oui, je le reconnais. Il est là, indéniablement. C’est une famille, modeste (de Staten Island, donc), qui a vécu dix-sept ans plus tôt une tragédie : la mort du père. Bien que ce soit ancien, le film ne parle que de cela : du deuil douloureux de ce fils qui, à 24 ans encore, ne se remet pas de la disparition de son « héros ». Alors il traîne, fume, tatoue des mioches, s’engueule avec sa petite sœur qui souhaiterait l’aider, déclare la guerre à un « beau-père » trop ressemblant au défunt… et je pourrais continuer ainsi, dans une énumération interminable de tous les éléments dramatiques du scénario, car le drame est en lui-même parfait. 

Pourtant, je peine à le voir comme un drame. Sans doute à cause de l’enrobage : les couleurs ne sont pas ternes, et nous n’écoutons pas du Samuel Barber ou du Satie. Je fais dans le cliché, mais disons que le réalisateur renonce à tout ce qui pourrait facilement imposer une atmosphère pathétique, fataliste, tragique, ou simplement tristoune. Judd Apatow préfère donner à The King of Staten Island des apparences de film biographique et, sans galvaniser ni abattre, déchaîner toute la médiocrité de la réalité, tout son manque de relief, son ultra-ordinaire : le presque-ennuyant du réel. Le film refuse ainsi purement et simplement que s’installe le drame. Oui, le père est mort dix-sept ans plus tôt, en héros, mais ce n’est pas triste, ce n’est pas tragique : c’est ainsi. Scott est perdu dans sa vie : c’est ainsi. Il est addict à la drogue : c’est ainsi. Et si la situation se débloque peu à peu, évolue dans le bon sens, alors ce n’est pas extraordinaire, car c’est ainsi. On n’en fait jamais trop, on montre.

Quand un film « dédramatise », il arrive bien souvent dans le franchement comique. Mais, puisqu’on n’a pas laissé le drame s’installer, ce n’est pas non plus le cas ici. Nous n’avons pas eu droit à des couleurs ternes et du Satie, et nous n’aurons pas non plus affaire à un montage excessivement rythmé, ou un générique en bruits de pets. Notre rire est toujours étroitement lié à notre regard sur cette famille. Et je n’ai pas pu rire de cette famille, de leurs moments extrêmement gênants, de cette mère pleine de volonté et d’amour pour son fils, de son fils torturé, et de leurs déboires. Je n’ai pas pu rire non plus quand Scott, faible bagarreur, se retrouve jeté dans la piscine, car je voyais l’humiliation et le mal-être du personnage, bien plus violents que ses poings dans le vent. Scott n’est pas Buster Keaton, car Scott n’est pas impassible : il ressent profondément ce qu’il vit, et bien souvent comme une injustice. Rire de lui et de sa situation, les déclarer comique, serait tout à fait sans cœur. Ou reviendrait à déclarer que la vie est comique. Quoique cela soit défendable, il s’agit d’un choix bien moins anodin que celui d’écrire « Comédie » à côté de The King of Staten Island.

Alors oui, j’ai ri devant The King of Staten Island — je ris d’ailleurs aussi dans la vie. Mais j’ai ri de l’éclatante ironie de Scott. Et ce n’est pas exactement un ressort comique , puisque cette ironie vient du personnage ou de l’acteur, pas du scénario ou de la mise en scène. Cette ironie froide, cinglante, ultra-cynique, m’a tout autant fait rire que glacé le sang. Nous rions çà et là de ces punchlines acides, d’un rire volé, nerveux, parfois douloureux, parce que nous ressentons enfin, derrière ces quelques mots satiriques, la violence dramatique. Cette ironie, c’est justement l’enrobage du drame. Et l’on se fend la poire pour que ce ne soit pas le cœur. L’horrible force un rire qui n’a pas pour fonction d’être amusant, mais d’être révélateur. Dès lors, le mot « Comédie » ne convient pas. De cette indivisibilité du rire tragique pourrait naître, je crois, un mot insécable, qu’aucun tiret et aucune virgule d’Allociné ne pourrait se permettre de scinder : la dramédie, drame déguisé, discret, douloureux mais toujours souriant.

À propos
Affiche du film ""

The King of Staten Island

Réalisateur
Judd Apatow
Durée
2 h 16 min
Date de sortie
22 juillet 2020
Genres
Dramédie
Résumé
Il semblerait que le développement de Scott ait largement été freiné depuis le décès de son père pompier, quand il avait 7 ans. Il en a aujourd’hui 24 et entretient le rêve peu réaliste d’ouvrir un restaurant-salon de tatouage. Alors que sa jeune sœur Claire, raisonnable et bonne élève, part étudier à l’université, Scott vit toujours aux crochets de sa mère infirmière, Margie, et passe le plus clair de son temps à fumer de l’herbe, à traîner avec ses potes Oscar, Igor et Richie et à sortir en cachette avec son amie d’enfance Kelsey. Mais quand sa mère commence à fréquenter Ray, un pompier volubile, Scott va voir sa vie chamboulée et ses angoisses exacerbées. L’adolescent attardé qu’il est resté va devoir enfin faire face à ses responsabilités et au deuil de son père...
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