Dans un monde où règne le chaos, différents événements surnaturels – rassemblés sous le nom de Death Stranding – font leur apparition. Des ombres et des monstres hantent les paysages, rendant la frontière entre la vie et la mort de plus en plus mince. Un défi de taille s’impose alors à Sam Porter Bridges (incarné par Norman Reedus) : reconnecter le monde. Il s’agit d’opérer des livraisons entre différents points, afin de construire des ponts et un réseau pour rendre au monde ce qu’il a perdu. Action simple que nous répétons durant des heures, comme convaincus par le rôle que nous avons à jouer dans ce projet, l’affaire de tous devenant notre affaire personnelle.
Cette logique passe également par l’idée de reconnecter les joueurs entre eux. Il n’y a pas d’échanges dialogués mais des visions. Au détour d’une plaine, nous pouvons apercevoir des colis abandonnés, signe qu’un autre joueur, quelque part dans le monde, a échoué à cet endroit précis. Lorsque nous combattons un monstre, nous ne sommes pas seuls, puisque des corps englués dans le sol nous lancent du matériel : là encore, c’est le signe que d’autres avant nous sont passés par ici, et il s’agit de ne pas les oublier, de poursuivre ce qui nous a été confié. La quête n’est donc pas seulement individuelle mais participe d’un grand projet où chacun a son rôle à jouer.
Qu’est ce qui nous pousse à poursuivre notre route, ou à revenir parfois sur des lieux déjà visités ? C’est le questionnement qui est parfois le nôtre dans les salles obscures, devant l’écran où nous nous frayons un chemin à travers le film, à la recherche de réponses. Ici, cette démarche est littérale : nous construisons notre propre paysage, modélisant notre sentier tout au long du jeu avec comme espoir de trouver une réponse, le pourquoi de tout notre parcours. Dans l’un et l’autre cas, c’est la confiance sans failles que nous avons en la fiction qui est en jeu. Pour se plonger jusqu’au bout dans Death Stranding il faut être animé par une croyance en l’histoire qui guide le joueur dans ces contrées lointaines et obscures. Hideo Kojima, le créateur du jeu, s’amuse à nous perdre au risque de lasser – combien de joueurs décontenancés ont abandonné la route – mais reste convaincu que celui qui croit profondément au récit et à ses bifurcations poursuivra son chemin.
Au milieu du désordre, il faut être à la fois discret et prêt à accueillir l’image. Un sentiment de fascination se fait jour face aux paysages dépeuplés et ses nombreux dangers. Axant la caméra à notre guise durant nos courses (plongée, contre plongée, travelling latéral ou circulaire, etc.), nous créons notre propre mouvement, et notre suspense. Seul devant notre écran comme dans l’environnement du jeu, c’est tout une fiction que nous imaginons. Qui sait ce qui nous attend derrière la forêt enneigée ou la montagne rocailleuse ? Au milieu de l’espace du jeu, nous façonnons notre mise en scène. Le joueur-spectateur est dans l’attente de l’image à venir, et le gameplay le force à être attentif. Jugé trop difficile par certains du fait des déplacements lourds de Sam, il oblige en effet à rester actif sur sa manette, à ne pas relâcher certaines touches pour éviter la chute. Cette concentration demandée est exigeante et, disons-le, lassante par moments. Mais l’heure n’est pas à la rapidité, plutôt au sentiment de solitude que nous développons dans ces déplacements fastidieux, dans cette attente accentuée de l’image.
La « récompense » de nos efforts, Kojima nous la donne plusieurs fois au cours du jeu. En découvrant un nouveau lieu, la caméra s’envole et laisse découvrir un immense panorama, le tout sur une musique de Low Roar (très présent dans le jeu) dont le titre, « Don’t be so serious », participe au premier choc du joueur. Ces images inattendues et ces sons marquants signent la fin d’un périple solitaire et silencieux, comme si la récompense était de pouvoir repenser à notre effort passé, de s’en sentir fier, pour mieux recommencer par la suite. Plus le parcours devient intense et complexe, plus le joueur-spectateur attendra cette image et cette courte séquence durant laquelle il pourra se reposer, le danger derrière lui, en se plongeant dans l’image qui jaillit sur l’écran. Offrir des panoramas accompagnés de musiques mélancoliques, voilà un choix que seul le jeu vidéo peut se permettre d’une manière aussi répétitive. Qui rêve d’un film dont plus de vingt séquences répéteraient cela ? Ici, c’est parce que nous sommes pleinement absorbés par notre tâche, par la poursuite et la reprise de la même action, que cette répétition joue pleinement son rôle. Il pourrait y avoir là une forme d’ironie : puisque nous faisons toujours la même chose (des livraisons), nos parcours se terminent toujours de la même manière (avec une caméra qui s’élève et un titre musical).
A la fin du jeu, qui retarde sans cesse sa conclusion, Sam est sur la « grève », c’est à dire dans un espace trouble entre la vie et la mort, représenté de manière symbolique par une plage. Aucune indication n’est donnée, mais un générique s’inscrit très lentement sur l’écran, et nous ne pouvons rien faire d’autre que courir sur ce lieu immense. Durant de longues minutes, nous courons sans savoir ce qui nous attend par la suite, ni même s’il y aura une suite. Nous courons sans but, mais animés par l’espoir que ça ne peut se terminer ainsi et que tout reste à faire. La solitude du personnage perdu dans l’espace renvoyant à celle du joueur-spectateur, perdu dans l’image depuis déjà longtemps.