Désordre et débordement

Dracula, Francis Ford Coppola, 1992

Ici, passé et futur sont traités comme deux bornes, faisant du présent une matière liquide qu’il faut traverser. Le désordre et le débordement viennent du fait que ce qui se déroule est à la fois avant et après.

« Elisabeta »

La rupture s’annonce dans l’agencement des premières images. Dès le départ, une déchirure écorche ce qui pourrait être le portrait du couple. À l’emporte-pièce, le récit tente de se construire sur cette séparation. Lorsque le couple que forment Dracula et Elisabeta est présenté, ils sont éloignés par le cadre : répartis d’un côté et de l’autre. Dans le champ, le regard de Dracula désigne une absence. En bord de cadre, hors champ, rognée, Elisabeta est suggérée. Alors que Dracula le met en mouvement, Elisabeta habite le cadre par l’absence ou l’inertie.  Entre l’une et l’un, l’image se brise en deux parties bien distinctes semblant impossibles à réunir. Le champ contrechamp place d’un côté Dracula et de l’autre Elisabeta. D’un côté, Dracula plein de vie avance avec fougue vers la sortie du château. De l’autre, Elisabeta le tire de toutes ses forces dans le fond obscur de l’image. Dans un geste brutalement contraire à celui de Dracula, qui est poussé vers l’extérieur, Elisabeta tente de le retenir. L’image est comme fêlée. Entre les deux amants s’installe une cassure autour de laquelle le récit tente de se faire. Les images s’enchaînent, se jetant les unes sur les autres rapidement. Fondues-enchaînées, les apparitions d’Elisabeta deviennent figure de désordre et de débordement. Revenante, Elisabeta rejoint le ciel rouge sang du champ de bataille, alors que Dracula l’avait laissée derrière lui au château. Sa présence est fragile. Fantôme, elle fait désordre en même temps qu’elle hybride l’espace et le temps. Présente par juxtaposition, elle fait se mélanger l’ici du champ de bataille au là-bas du château. Elisabeta incise l’image, et s’y ajoute. Sa présence rappelle la séparation. Entre présence et absence, elle désigne l’au-delà. L’atmosphère se fait fébrile quand elle apparaît, comme un mirage, pour finalement se détourner de son aimé. Elle s’évapore. Elle disparaît. Ses apparitions dérèglent, engendrant un flux complexe où l’enchaînement des images et des sons apparaissent comme une suite d’indications latentes. Elisabeta est traitée comme une partie manquante au récit, que le film va tenter de regagner comme pour retrouver sa forme originelle. Dracula et Elisabeta constituent comme l’agencement de deux fragments qui réagissent l’un par rapport à l’autre. Le cadre entre eux se faisant fêlure. Alors, ils se submergent l’un l’autre, dans une volonté d’interférence.

« Mon prince est mort »

Un effet de reprise et de variation indique un effet de miroir entre l’intérieur et l’extérieur, entre Dracula et Elisabeta. Au château, le travelling ascendant, de la lettre sur le sol au rebord de la fenêtre où se trouve Elisabeta, de dos, sur un fond nuageux, semble prolonger la course au galop de Dracula, revenant du champ de bataille, s’enfonçant dans la perspective. Le mouvement de Dracula est ainsi lié à celui de l’image. Mais avant que la caméra n’atteigne Elisabeta, elle saute dans le vide. En cascade, se faisant engloutir par les nuages, elle devient de plus en plus minuscule. Il est trop tard quand les portes du château s’ouvrent pour l’arrivée du Comte victorieux. Dans sa progression muselée, Dracula est interrompu par ce qu’il voit au-delà du champ : Elisabeta sans vie. Dracula blessé au talon d’Achille, deux hommes en armures sombres lui tiennent les portes ouvertes en même temps qu’ils bloquent la ligne de fuite. Des chants accompagnent sa marche tandis qu’il s’enlise entre clair et obscur. Dracula vampirise, il avance avec l’image. Vision subjective, vision subversive, l’image frissonne d’effroi en avançant vers la morte. Témoins craintifs, les prêtres sont en bord de cadre. Les perspectives sont restreintes. Au sol : Elisabeta inerte. En gros plan, son visage sans vie dessine un horizon sinueux. Largeur tronquée, profondeur bloquée, hauteur amputée : l’image est surchargée, le décor est confus. À gauche un bénitier, sur le sol de la boue, qui rappelle la chute d’Elisabeta dans la rivière ; au-dessus une statue en forme de croix, et des chandeliers. Les chants en chœur se répètent et se répandent dans le paysage sonore. L’instabilité est palpable. Les chants passent du grave à l’aigu. Le changement de gamme installe une atmosphère frénétique. La boucle sonore met en place un mouvement à perpétuité. Poussée par la ritournelle maléfique, le cadre se resserre sur le corps de la princesse. Elisabeta morte impose une rythmique entre effroi et suspension. L’image devient clinique. En gros plan, le visage d’Elisabeta couchée sur le sol, du sang coagulé de ses lèvres jusqu’à sa mâchoire, une lettre tachée de rouge sur le torse de sa robe verte, brodée de feuilles d’or et fermée jusqu’au cou. Ses cheveux mouillés, son cou et son visage humides rappellent encore sa noyade. Le trop plein est ainsi suggéré. Puis enfin il s’illustre quand l’un des prêtres quitte l’arrière de l’image et rejoint le premier plan. Il fait barrage aux retrouvailles funestes. Son costume inonde le cadre en même temps qu’il engloutit la réunion du couple. Au-delà du cadre, au-delà de l’absence et de la mort elle-même, Elisabeta sur-imprimée ouvre l’image et s’infiltre. Sa voix murmure. Morte-vivante, elle se répand dans l’image, la hante de sa présence. Lueur d’espoir désespérée, la flamme ne brûle pas la lettre, pas plus qu’Elisabeta ne reviendra à la vie.  Le tout s’additionne. L’instabilité s’installe entre le premier plan où se trouve Elisabeta et l’arrière-plan obscur obstrué d’où les prêtres observent. Flottante, flambante, Elisabeta apparaît encore une fois comme un mouvement contraire, chutant dans la rivière quand le cadre déborde par la surcharge. Entre le vide et l’absence, entre la vie et la mort, l’inquiétude se dessine à gros traits. Le désordre s’impose par des face à face brutaux. Dans une mécanique désespérée, les deux amants sont réunis par le glissement, et la précipitation.

« Je me relèverai de ma propre mort, pour venger la sienne, par les pouvoirs des ténèbres ! »

Tandis que Dracula tente de redonner vie à la morte, l’immobilité d’Elisabeta rappelle que la palette se limite le plus souvent à des couleurs ternes, des rouges assombris, des lumières tamisées, qui contribuent à renforcer l’impression d’un destin hostile. La surcharge descriptive véhicule une sensation hypnotique, qui communique la transe dans laquelle se trouve Dracula. L’image entasse et asphyxie. Debout près du corps d’Elisabeta, les marches d’escalier, les chandeliers, un bénitier, du sang, de la boue, des têtes de loup, le casque à corne rouge écarlate. Le rythme s’accélère, le montage est de plus en plus fragmentaire. L’enchaînement des images et des sons s’articulent dans un chaos dynamique. Le décor ne laisse aucune issue. La plongée verticale tente de représenter et d’englober malgré la surcharge. Les mouvements suggèrent une masse nerveuse et rapide. Tout s’enchaîne rapidement. De choc en choc, face à la surcharge, l’image dégringole. L’eau bénite renversée se mélange au sang sur le sol et éclabousse l’image de rouge. Débordement ! Le sang colore l’eau en même temps qu’il inonde le décor. Ce déferlement de fluide, qui noie l’image, donne un sentiment de grandeur et de tragique à la scène. Vivant, entre ciel et terre, habillé de rouge, écorché à vif, Dracula frappe des pieds au sol, agite ses bras en l’air. « Je renie Dieu ! ». Il tente de rendre à la morte le souffle et le regard. Les cuivres s’ajoutent aux hurlements et submergent l’espace sonore. L’image est poussée dans ses retranchements. La structure succombe. Enivrée par la fureur, Dracula s’engouffre dans son malheur. Sans plus un mot, l’emportement se devine. L’image n’est plus représentation ou encore démonstration, mais effusion dégoulinante. « Le sang est la vie ». Les statues meurent aussi. L’espace est en tension entre la vie et la mort.  Une vague sonore se déverse sur l’image. Le sang et les larmes se confondent. Tous deux coulent et débordent. Le décor se liquéfie. L’acier pénètre la pierre. L’inerte prend vie. Du sang se met à couler des bougies allumées. Les cuivres et les chœurs font raz de marée. De cut en cut l’espace craquelle, s’effrite et se noie dans le sang. Du sang se met à couler de la statue en forme de croix. Du sang se met à couler d’une statue d’ange. Du sang jaillit dans une coupe dorée. Le sang se déverse à profusion. Lorsque Dracula amène à sa bouche la coupe dorée, c’est le débordement qu’il boit à pleine gorgée. Le sang inonde. Le sang souille. La rivière de sang fait linceul d’une non-morte, qui se réincarnera quatre cents ans plus tard.

Assata Fofana Zaccanti

À propos
Affiche du film "Dracula"

Dracula

Réalisateur
Francis Ford Coppola
Durée
2 h 10 min
Date de sortie
13 novembre 1992
Genres
Romance, Horreur
Résumé
En 1492, le prince Vlad Dracul, revenant de combattre les armées turques, trouve sa fiancée suicidée. Fou de douleur, il défie Dieu, et devient le comte Dracula, vampire de son état. Quatre cents ans plus tard, désireux de quitter la Transylvanie pour s’établir en Angleterre, il fait appel à Jonathan Harker, clerc de notaire et fiancé de la jolie Mina Murray. La jeune fille est le sosie d’Elisabeta, l’amour ancestral du comte…
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