Dans son article L’immigré dans le cinéma français : imaginaire, identité, représentation, Amal Bou Hachem[1], remarque que « les maghrébins ont longtemps été confinés dans des rôles de second plan, stéréotypés. Mais ces rôles se sont développés vers des rôles contre- stéréotypes à la fin des années quatre -vingt-dix ». Des rôles bien plus criants de vérité.
On songera à Bye Bye de Karim Dridi qui, sorti en 1995, fait le portrait d’individus qui ne sont ni des délinquants, ni des victimes. Il s’agit seulement d’une famille déchirée par une tragédie, essayant tant bien que mal de se reconstruire. Le film, axé surtout sur les liens familiaux, est une immersion dans la vie de parents et d’enfants en deuil.
Parents et enfants somme toute déjà intégrés dans la société qu’ils ont rejointe après avoir quitté leur pays. D’autres réalisateurs se sont intéressés à ceux qui ne l’étaient guère. Dans les années 2000, Philippe Lioret faisait ainsi suivre au spectateur les péripéties d’un réfugié kurde bloqué à Calais dans Welcome. Tout comme Nathalie Loubeyre dans No comment en 2008. Dépourvu de commentaires, d’interviews, le documentaire dépeint sans misérabilisme la survie d’immigrés dans la jungle de Calais. Leur quotidien là-bas est fait de privation, d’errance au cœur de la ville. Ces deux dernières œuvres donnent à voir l’existence de ceux qui sont arrivés en territoire étranger après avoir bravé les éléments, désert et océans. Ce sont des films de l’après.
Rana Kazkaz et Anas Khalaf proposaient eux en 2016 un film de l’avant, d’avant l’expédition, lorsque la traversée reste encore à faire. De Sundance aux festivals d’Europe, du Népal à l’Amérique du Sud, Mare Nostrum a fait le tour du monde, franchissant aisément ces frontières qui sont à l’origine du drame humain se jouant dans le court-métrage.
Raphael Alexandre, producteur, discute ici de l’élaboration et des enjeux de ce film uppercut.
Raphaël Alexandre : Nous n’avons pas de ligne éditoriale à proprement parler. On se concentre avant tout sur les projets qui nous parlent, nous marquent en tant qu’être humain. On réalise les films qui ont une résonnance dans la société, dans l’actualité. On est assez sensible à ça.
R. A : Nous acceptons –moi et mon associé Nicolas Leprêtre – les projets d’un commun accord. Il y a parfois des désaccords mais pour Malik, Mare Nostrum, on a tous les deux été immédiatement emballé. Tout comme pour Love U Hiroshima, une comédie romantique totalement décalée. On a également un projet qui traite de la gestion du deuil. Un drame réalisé par un ami qui jusqu’ici nous avait proposé des scénarios qui ne nous convenaient pas vraiment. Là, il est venu avec son sujet autobiographique très touchant et on a été d’emblée séduit.
R. A : Grâce à Nicolas. Lorsqu’il travaillait dans une autre boite de production, il s’était occupé de la postproduction d’un de leurs anciens films. Il a recroisé Anas durant le festival de Cannes au détour d’une sortie de porte. On a discuté un peu avec lui. Il nous a dit « j’ai un film à vous pitcher, vous allez le produire ». Et c’est vrai que quand il l’a fait, on a eu des frissons, on s’est regardé et on s’est dit « il faut qu’on le fasse ».
On en a parlé en mai 2015, eu le scénario en juillet, obtenu le soutien financier d’Arte en septembre et celui d’autres structures ensuite. Entre-temps, j’ai présenté à Anas, un acteur : Ziad Bakri avec qui j’avais déjà travaillé et qu’il a adoré. Ziad lui-même a beaucoup aimé le scénario. Quelque temps après l’avoir lu, il s’est rendu chez les réalisateurs pour discuter avec eux. On a finalement tourné du 1er au 4 février2016. Normalement c’est plus long, bien plus long. Dans l’ensemble, nous avons eu beaucoup de chance avec Mare Nostrum. Ne serait-ce que pour trouver les fonds nécessaires.
Pour les autres, ça a été beaucoup plus compliqué. Ils se sont fait avec très, très peu de moyens. Pour le dernier en date, Love U Hiroshima, on a rassemblé 20 000 euros pour le tournage grâce à un crowdfunding. La postproduction, elle n’est pas encore été financée.
R. A : 70 000 euros. Et il faut savoir que chaque membre de l’équipe de tournage a été payé au SMIC comme c’est la norme pour les court-métrages, et non au minimum syndical (pratiqué sur les longs métrages par exemple), qui est beaucoup plus élevé, et empêcherait la production des courts. L’argent a surtout servi a payé la location du matériel, la postproduction, le travail de l’image et du son, les billets d’avion, la nourriture et l’hébergement de l’équipe technique jordanienne, des quatre techniciens français et nous-mêmes lorsque nous étions en Jordanie.
R. A : Oui. Pour nous, c’était nécessairement très fort. Partir à l’étranger comme ça, caméra sur le dos…Et puis, rien qu’à l’arrivée, on a eu un problème avec une partie du matériel qui a été retenu 24 heures par la police militaire parce que tous les papiers n’avaient pas été tamponnés. On a dû s’en remettre à la présidente de la Commission Jordan : la belle sœur du roi, la Princesse Rym Ali. Son intervention a rapidement débloqué la situation.
Au nord, la Syrie et l’Irak ; à l’ouest, Israël… Au milieu de tous ces pays en guerre, la Jordanie fait office d’îlot pacifique. Un îlot qui est extrêmement protégé. Quand ils nous ont vu arriver avec tous nos objectifs, ils se sont demandés « mais qu’est-ce qu’ils viennent faire ? ». Et on leur a dit « on vient juste tourner un film ».
R. A : Oui, on était forcément très touché dès le début. On savait que les dirigeants ignorent complètement cette problématique. Ce qu’on ne savait pas à l’époque, c’est que l’opération de sauvetage des migrants entreprise par la marine italienne qui s’appelait « Mare Nostrum » n’a pas obtenu l’appui de l’Europe et a été suspendu. Résultat : de nombreuses personnes ont péri cet été là, l’été 2015…juste quand on débutait le financement de Mare Nostrum.
R. A : Faire réfléchir, faire débattre, oui. Tirer la sonnette d’alarme surtout.
S’il n’y a pas de dialogues dans le film, à part à la fin, c’est pour qu’il ait une portée universelle. Qu’il n’ait pas de frontières donné par la langue d’un personnage principal qui aurait pu être l’arabe, le français, l’anglais. On ne se sent pas concerné quand on ne parle pas la langue de la personne en face. On se dit « ce n’est pas de chez moi ». Il y a cet effet de distanciation. Là, on ne sait pas qui ils sont. Ça permet d’atteindre tout le monde.
R. A : Oui, c’est tout à fait cela. Il y a le fait qu’on partage cette mer.
Durant l’Antiquité, les romains avaient donné le nom de « Mare Nostrum » à la Méditerranée. « Notre mer », littéralement. Car ils avaient conquis l’ensemble des pays qui bordait cette mer. Aujourd’hui, 24 pays se partagent ces rives et on en est à refuser cette traversée à des gens qui cherchent juste à vivre en paix. Ils préféreraient rester chez eux mais n’ont d’autre choix que de partir, c’est ce qu’on fait les réalisateurs qui habitaient en Syrie. Ils ont eu la chance d’être franco-syrien pour lui, américano-syrienne pour elle. Ils ont pu prendre l’avion. Les autres, ils nagent. Ou pas d’ailleurs. Juste parce qu’ils n’ont pas de passeport. C’est violent et injuste.
Lors du montage, on a cherché des images pour le reportage de fin. On voulait des images qui soient parlantes sans être racoleuses. Il a bien fallu faire le tri. On a été sur le site AssociatedPress. On a acheté les droits. On a vu des choses horribles. Les visions d’une seule de ces vidéos suffisent à…Je ne comprends même pas que l’Etat n’agisse pas plus. Il y a ces images de gens qu’on ramasse à la pelle. Au sens propre. Des enfants…Il y a des soirs, je rentrais le plus vite possible chez moi pour prendre ma fille dans mes bras parce que j’avais besoin de réconfort. C’était dur d’être témoin de ça. Parce que ces images, on ne les voit pas. D’un côté à juste titre et pourtant, il faudrait pourtant pouvoir les montrer d’une autre manière. On voulait faire réfléchir les spectateurs avec Mare Nostrum. On voulait que les gens remettent en question leur point de vue sur cette situation là. On voulait qu’à la fin que les gens se demandent : « est-ce que la petite fille qui a survécu est celle de l’histoire que l’on vient de voir ? », qu’ils se disent « j’espère que c’est elle ».
Parce qu’en fait, durant les dernières minutes, on voit plusieurs fillettes sur la plage au milieu de la nuit. Quand le court-métrage s’achève, on ne sait pas laquelle a été repêché et on a envie que ce soit elle. On se projette dans une histoire particulière alors on ressent de l’empathie.
On ressent de l’empathie même pour le père qui semble être un salaud à jeter sa fille à l’eau alors qu’elle ne sait pas nager. On en vient à découvrir qu’en fait, c’était un dernier acte d’amour : lui apprendre à nager dans l’urgence qui est la leur pour qu’elle puisse survivre à la traversée.
Il y a aussi une mise en abime de notre société qui voit les migrants comme des hordes d’envahisseurs qui viennent pour nous voler notre mode de vie, nos allocations ou je ne sais quoi alors que non, ce sont juste des gens qui fuient dans des conditions terribles des guerres atroces.
R. A : Déjà parce que c’est un homme traumatisé, qui a vraisemblablement perdu sa femme. Son mutisme met aussi en lumière le fait que la situation est inexplicable. Il n’y a pas d’argument qui tienne debout. C’est juste inacceptable de contraindre des individus à subir cela. On souhaitait au travers de l’histoire de ces personnages réhumaniser les chiffres qu’on donnait tous les jours. « Un bateau s’est échoué : 50 morts ». On voulait redonner du sens à ces comptes. Là, on a juste deux personnes pour qui vous avez peut-être tremblé en regardant ce film et maintenant quand on va vous parler de 30 morts ou de 200 morts, de 900 morts en un week-end, ça vous parlera un peu plus. Ce sont des vies qui se sont achevées.
Aujourd’hui, il y a peut-être moins de morts mais c’est parce qu’il semblerait que les Etats- et notamment l’Italie -ont passé des accords avec la Libye pour raccompagner les gens là-bas au lieu de les ramener en Italie. Il y a moins d’arrivées aussi mais à quel prix ? Ces personnes sont aux mains de marchands d’esclaves.
Et la communauté internationale ne fait rien. Comme elle n’est pas intervenue quand Daesh est né lorsque Bachar a libéré de prisons tous les fondamentalistes religieux, ce qui a mené au chaos. C’est le sujet du long métrage que l’on finance actuellement. C’est un film des réalisateurs de Mare Nostrum. Il raconte les premières semaines de la révolution syrienne qui ressemblait beaucoup au printemps arabe. Bachar avait de surcroit le soutien politique des russes. Il a ainsi pu continuer à mettre en œuvre une répression sanglante qui a conduit à ce que l’on connait maintenant.
A cette époque, la communauté internationale a eu quelques mots et après, il n’y a rien eu de fait. Les réalisateurs ont alors décidé de s’en aller. Lorsque la ville a été coupée en deux, Rana a pris peur. Quand elle est rentrée chez elle après avoir récupéré ses enfants à l’école, elle a aussitôt préparé leurs valises et pris le premier avion avec eux. Anas, lui est resté un peu plus longtemps. Il voulait voir la fin de Bachar. Puis il est parti à son tour.
The Translator, leur prochain long métrage évoque cela : la nécessité de quitter sa patrie. C’est l’histoire d’un traducteur qui a fui la Syrie en profitant des J.O de 2000 à Sydney. Parvenu là-bas, il demande l’asile politique en Australie, y devient traducteur. Au moment où débute la révolution syrienne cependant, il reçoit des vidéos dont une montrant son frère être arrêté. Il décide d’y retourner illégalement. Ça fait 10 ans qu’il est parti. Il va redécouvrir – et le spectateur avec lui- ce pays, ses codes.
Ainsi, de Mare Nostrum à The Translator, Rana Kazkaz et Anas Khalaf nous proposent des œuvres prise de conscience. La seconde sera sur nos écrans possiblement en 2018.