Dear Andrew Dominik

Blonde, d’Andrew Dominik (2022)

Dear Andrew Dominik, 

Je vous écris pour vous remercier tout personnellement de nous avoir fait la grâce de la sortie de votre dernier film à ce jour : Blonde. Dieu bénisse, Laura Mulvey avait théorisé en 1973 l’idée du male gaze au cinéma. Mais j’imagine que vous connaissez tout ça bien mieux que moi, certainement, Plaisir visuel et cinéma narratif est votre livre de chevet, sans aucun doute, ou bien, la seule autre possibilité, c’est que vous l’ayez mémorisé en une seconde comme Neo dans Matrix. Mais revenons à votre film.

La première fois que j’en ai entendu parler, j’ai tout de suite su qu’il ne s’agissait pas d’un biopic comme les autres. J’entendais parler d’un film sur l’image de Marilyn Monroe. Je me suis réjouie à l’idée d’un long-métrage sur la condition de l’idole féminine, qui, enfin, grâce à vous, nous ferait prendre conscience de cet écart qui existe entre la persona de l’idole glamour et sa sombre vie intime car sans cela, nous, le commun des mortels, ne serions jamais parvenus à ces profondes pensées. Je me permets donc dans cette lettre de vous faire part de quelques questions et réflexions qui me sont venues pendant le visionnage de votre œuvre, en plusieurs points, peut-être un peu décousus, pardonnez-moi.

Première chose : j’ai remarqué que votre film était construit sur un système savant de balances et d’oscillations. Je vous assure, votre film oscille, inlassablement, entre la reconstitution de célèbres photographies de Marilyn et… Marilyn pleurant. C’est le premier niveau. En son sein, il en existe un autre, du côté de Marilyn pleurant : une variation subtile entre Marilyn au bord des larmes, les larmes ne débordant pas des yeux, ne coulant pas sur les joues, et Marilyn ravagée par les larmes, l’effondrement. Je vous l’accorde, c’est peut-être un peu réducteur, c’est vrai qu’il y a aussi ces moments où Marilyn nous apparaît comme une poupée hyper-sexualisée avec un air hébété, ou Marilyn qui cite Dostoïevski, cette dernière variante qui permet de nous dire, ouf, ça aurait pu être un film légèrement misogyne quand même, mais vous l’avez échappé belle.

La deuxième chose que je remarque, a posteriori, c’est à propos du sujet de votre œuvre. En fait, je crois qu’il y a un malentendu. À mon sens, votre sujet ce n’est pas l’image de Marilyn, ni la mémoire collective de l’image Marylin, comme vous avez pu le dire en interview, ni même, finalement, l’écart entre la persona de l’idole glamour et sa personne intime. Le vrai sujet de votre film c’est toute cette souffrance et violence subies par Marilyn, ou pour mieux le dire, que vous lui infligez. Blonde nous mène jusqu’à son suicide, en prenant tout son temps, pendant presque trois longues heures. Vous dressez un portrait psychanalytique, dès le début, les daddy issues entrent en scène. Cette lecture freudienne, j’aurais dû m’en douter, suis-je bête!, annonçait la suite.

Mais, tout de même, je voulais prendre le temps de vous remercier de nous avoir confrontés pendant deux heures et quarante-six minutes à cet infini chapelet d’humiliations de Marilyn, victime du star system patriarcal de Hollywood. Ce qui est assez admirable et qu’il faut saluer aussi, c’est votre cruel manque d’empathie, vraiment c’est incroyable, car vous arrivez à le tenir sur la durée. Figurez-vous que j’ai passé votre film dans une machine qui mesure l’empathie et votre résultat s’élevait à 0%, ça transperce jusqu’à mon petit écran d’ordinateur.

En fait, si l’on revient à l’image Marilyn, à celle de l’icône glamour que l’on connaît, on peut admettre que vous lui superposez une autre image. Mais, en réalité, cher Andrew, ce n’est pas une image neuve, elle relève d’une longue tradition dans laquelle vous vous inscrivez, bravo.
Heureusement, Georges Didi-Huberman a écrit ce livre que vous avez certainement lu : Invention de l’hystérie. Ah non ? Je vous le recommande fortement, c’est passionnant. Il y est question des photographies faites par le Docteur Charcot, qui fait partie de la même longue tradition que vous… Coïncidence ? Je ne crois pas.
Mais je vais prendre le temps de vous le présenter, je vous assure que ça sera enrichissant. Fin 19ème siècle, à la Salpêtrière, le Docteur Charcot s’adonnait à des expériences particulières sur ses patientes « hystériques ». Il faut peut-être rappeler que l’hystérie était vue comme une maladie exclusivement féminine. Donc, le Docteur Charcot provoquait, de diverses manières, des crises d’épilepsie, convulsions, spasmes, extases, etc. Et dans un esprit scientifique, bien sûr, sauvegardait toutes ces expériences en images photographiques afin de documenter, bien sûr, et mieux observer, bien sûr, et soigner, bien sûr, l’hystérie de ses patientes internées. Autre coïncidence, son élève était Freud. Bien sûr.

Je n’irai pas par quatre chemins : on a une superposition massive de multiples strates de misogynie. En plus d’un procédé douteux et d’un médecin pervers, cela donne des images qui relèvent d’une mise en spectacle malsaine des corps féminins sujets à des crises «hystériques», parfois ressemblant à un fantasme de saintes sexualisées dans leur extase.
Mais prenons le temps de citer Didi-Huberman : « A la Salpêtrière, cet enfer, les hystériques n’ont pas cessé de faire de l’œil à leurs médecins. Ce fut une espèce de loi du genre, non seulement la loi du fantasme hystérique (…), mais encore la loi de toute l’institution asilaire elle-même. Et je dirai que celle-ci avait structure de chantage : en effet, il aura fallu que chaque hystérique fasse montre, et régulièrement, de son orthodoxe «caractère hystérique» (…) pour ne pas être réaffectée au “Quartier”, très dur, des toutes simples et incurables Aliénées.»
Ça me rappelle vraiment votre film. Vous ne trouvez pas ?
Toutes ces images de Marilyn constamment au bord des larmes, ou en pleine crise de nerfs, au bord de la cassure pendant les deux heures et quarante-six minutes du film, entourée d’hommes tous plus dégueux les uns que les autres, et l’extrême esthétisation que vous en faites rendent l’ensemble nauséabond. Il y a une certaine violence à montrer une telle suite d’images, sans distance, sans les interroger.

En fait, pour tout vous dire, je ne comprends pas vraiment votre motivation. À part par pure misogynie, je ne vois aucune autre raison d’avoir fait ce film tel que vous l’avez fait. Je vous laisse le soin de répondre à cette question, car il m’est difficile de dormir dans l’attente de vos explications. Vraiment, je me demande pourquoi faire une oeuvre sur quelqu’un que l’on n’aime pas, quelqu’un pour qui l’on n’a que du mépris, et ceci dans une logique à la fois sexualisante, hystérisante et humiliante, je vous pose la question très sérieusement.

Pour conclure cette lettre, cher ami, il faut admettre que bien qu’une foule de prédécesseurs s’y soit employée, il y avait une réelle nécessité à ce qu’encore une fois, un male gaze capture par la caméra l’icône Marilyn. Vraiment, ça relevait d’un besoin urgent. Merci. Mais, s’il-vous-plaît, cher ami, nous feriez-vous l’honneur d’être le dernier ?

xoxo

votre plus grande fan 

Post-scriptum : Pendant ce temps…

Kim K suit un régime strict pour porter la naked dress de Marilyn à l’occasion du dernier Met Gala. Kim K se (re)sculpte/façonne/shape pour mieux se glisser dans cette robe qui est presque l’empreinte, le négatif du corps de Marilyn, une relique glamour enveloppant la déesse de notre ère, en somme. La polémique a ensuite consisté à savoir si oui ou non Kim K avait endommagé le vêtement-relique, et par la même occasion l’image de Marilyn ; mais apparemment il semblerait que le monde ne regarde pas dans la bonne direction…

À propos
Affiche du film "Blonde"

Blonde

Réalisateur
Andrew Dominik
Durée
2 h 46 min
Date de sortie
16 septembre 2022
Genres
Drame
Résumé
Adapté du best‑seller de Joyce Carol Oates, cinq fois finaliste pour le prix Pulitzer, « Blonde » est une relecture audacieuse de l'histoire personnelle de Marilyn Monroe, sex‑symbol la plus célèbre au monde. Il s'agit du portrait imaginaire de l'actrice, chanteuse et mannequin des années 50-60 raconté à travers le prisme d'une société vouant un culte à la célébrité.
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