Après une trilogie sur la dictature chilienne avec Tony Manero (2008), Santiago 73 (2010) et No (2012), Pablo Larraín semble s’être engagé sur la voie des expérimentations, avec des films uniques et envoûtants parcourant les espaces et les langues, ayant pour point commun des personnages principaux à la marge et un discours politique sous-jacent. Il y eut d’abord El Club, en 2015, mettant en scène un cercle de prêtres radiés de l’Eglise et exilés dans un village en bord de mer, puis Neruda, en 2016, biopic lyrique et imaginaire sur le poète-mythe et enfin Jackie, la même année, sur l’intimité de Jackie Kennedy au moment de la perte de son mari ainsi que de son statut de première dame.
Dans Ema, c’est aussi l’intimité qui prime. Celle de cette femme d’abord, que l’on suit de dos, de face, de côté, marchant, dansant, jouissant et possédant la ville comme l’image, son attractivité rendue sensible par une caméra qui ne la lâche jamais mais gravite autour d’elle.
Ema danse, au milieu d’une dizaine d’hommes et de femmes, devant une image rouge d’un soleil percé d’éruptions, et pourtant on ne voit toujours qu’elle. Elle et ses cheveux blancs, plaqués en arrière, seule partie disciplinée d’elle-même, qui, comme les joggings qu’elle porte, interroge discrètement le rapport au genre et la frontière entre les sexes. Car Ema domine, prend et possède avec une sensualité enivrante ; à la fois femme et homme, elle aime indisctinctement les hommes et les femmes. Elle réduit à néant l’idée de norme, détruit les imaginaires de genre pour ne former qu’une seule image, celle d’elle-même, un rien possédant tout. Ema est une puissance, sensuelle et mortifère à la fois, qui attire et dévore, fait danser et brûle tout autour d’elle.
En dansant le reggeaton sur les toits de Valparaiso, elle ne fait pas qu’exposer la puissance du corps, elle déclare, avec le gang qui la suit, qu’elle domine. Au dessus de la ville, au dessus des hommes. Ema est une danse, mais Ema est aussi la perversion. Elle connaît les attentes, espoirs et déceptions des gens autour d’elle, et sait devenir autre, dire les mots qu’il faut, pour les séduire et les entraîner avec elle. Il y a d’abord son avocate, qui acceptera de la défendre sans paiement, puis des hommes et des femmes, que l’on pense choisis au hasard, mais qui se révèleront à la fin être des pions au service d’un plan conçue par la jeune femme. Si l’on suspectait sa perversité, perçue plusieurs fois à travers des bribes de conversations, c’est lors de la scène finale que l’on en prend la pleine mesure. Le spectateur est alors pris dans un tourbillon d’émotions contradictoires. Si elle était étrange, Ema n’en restait pas moins fascinante. Mais l’on ne sait désormais plus si l’on doit l’admirer ou la détester ; il est seulement que l’on ne peut pas la fuir.
Le cinéma de Pablo Larraín est un cinéma de strates et si, à première vue, Ema est loin de la politique, celle-ci est en réalité toujours présente en deçà de la narration principale. La marginalité seule d’Ema peut en être la manifestation : aux abords de la société, elle est en opposition avec le système tout entier, ce qui se traduit dans le film par ses altercations avec différentes figures de l’autorité, en particulier son mari, metteur en scène incarné par Gael Garcia Bernal, qu’elle va finir par défier et soumettre, par les mots et la danse. C’est par la danse que son corps devient une arme, c’est par ses traversées dansantes de la ville qu’Ema revendique une liberté d’expression qui peut manquer au Chili, où le fantôme de la dictature n’est jamais très loin. Ema d’ailleurs, est elle-même un fantôme. En mettant à feu et à sang le pays tout en rassemblant les gens, elle devient un écho distordu du Général Pinochet qui a “guidé” et détruit le Chili. L’ambiguïté de nos sentiments pour Ema reflète dès lors l’ambiguïté du positionnement du peuple chilien face au dictateur, qui, malgré ses crimes, conserve son statut de légende.