Coups de cœur 2018

Pour cette fin d’année, la rédaction s’est réunie pour parler des œuvres qui l’ont marquée en 2018. Petit passage en revue de notre sélection, en toute subjectivité.

Cold War, de Pawel Pawlikowski

Par Jean-Baptiste Lamoureux

Dernière réalisation en date de Pawel Pawlikowski, Cold War emprunte le noir et blanc de Ida (2014) pour sculpter les visages de Zula et Wiktor, un couple d’artistes que la Guerre Froide des années 50 et 60 sépare à répétition le long du film. Il a été souvent reproché au cinéaste de formaliser Ida, de l’étouffer au point d’en paraître dénué de vie, à cause d’une photographie et d’une mise en scène corsetées. Son deuxième essai ne peut prétendre à la même critique.

Il ne faut pas se laisser berner par ce noir et blanc, qu’on aurait tôt fait d’assimiler à une publicité de parfum : plus sensuelle que froide, la photographie exacerbe la moiteur des soirées parisiennes alcoolisées autant que la chaleur des corps qui se rencontrent. Surtout, elle ne lésine pas sur la profondeur de champ, laissant à ses personnages l’espace nécessaire pour se déployer, danser, s’enlacer, puis s’éloigner et se perdre. Construit en ellipses, le film fait circuler Zula et Wiktor dans une Europe bien trop disparate dans sa conception de l’art pour que se cimente leur couple, dont les velléités divergent. Jusqu’à une scène finale, dont l’abstraction lyrique rappelle le cinéma de Bresson, et laisse à penser que, non, le cinéma de Pawlikowski n’a rien de réifiant. Ce serait même tout le contraire.

Hérédité, de Ari Aster

Par Lucas Martin

Born and rise

La sortie en salles du premier film d’un réalisateur correspond à la naissance d’un artiste sous les yeux du grand public. Cette naissance peut être tout à fait tonitruante comme ce fût le cas en 1992 pour Quentin Tarantino, avec son Reservoir Dogs, qui l’imposa directement comme un cinéaste à suivre. En juin 2018, une naissance plus discrète eut lieu, celle d’Ari Aster, avec Hérédité. S’imposer dans un genre aussi formaté que le film d’horreur, parfois rabaissé à un divertissement vulgaire pour ados en quête de sensations fortes, était un pari risqué. Pari qu’Aster relève haut la main, en supprimant les gimmicks classiques des blockbusters horrifiques. Ainsi, le cinéaste dit adieu aux jump-scare et au gore à outrance, ingrédients sur-utilisés pour créer un soupçon d’adrénaline chez un spectateur au cerveau éteint, et préfère travailler sur la durée, instaurer une ambiance pesante, d’abord imperceptible, puis carrément terrifiante. Cette atmosphère est soulignée par une mise en scène millimétrée, comme l’atteste le superbe panoramique d’ouverture qui se termine sur une maquette dans laquelle les personnages vont prendre vie. En outre l’histoire, qui se concentre sur une famille américaine type (un père, une mère, un fils, et une fille), est particulièrement bien écrite, jamais prévisible, et Toni Collette emporte le spectateur dans la folie grandissante de son personnage. Le cinéaste va convoquer et moderniser un mythe antique, celui de la sorcière, et avec réussir à effrayer le spectateur. A cet effroi se rajoute en filigrane une critique de la société américaine, donnant au film plusieurs degrés de lecture (maison hanté ou drame familial?). Hérédité s’impose facilement comme un des meilleurs films d’horreur de l’année, et propulse son réalisateur au rang des cinéastes les plus prometteurs du genre.

Transference, de SpectreVision et Ubisoft Montréal

Par Blandine Cecconi

“Un thriller qui ressemble à un film mais qui se joue comme un jeu”

Une nuit noire. Un coin de ruelle. Un magasin de musique dont l’enseigne affirme que “la musique est la clef”. Le mot “Harmony” écrit en lettres de néons.

Et un

Press x to continue

Fondu au noir

Et apparition d’un homme.

Un homme réel, qui tranche avec l’environnement en images de synthèse sur lequel s’était ouvert le jeu. Lunettes rondes et veste en tweed de mauvais goût. Les mots “expérience” et “recherches” sont prononcés. Cet homme que l’on devine scientifique nous expose, en s’adressant directement à la caméra, son excitation quant à ses nouvelles avancées. Il nous dit avoir réussi la duplication parfaite d’une conscience humaine dans un monde virtuel. Il nous dit avoir trouvé la vita aeterna. Il nous dit que sa famille et lui vont bientôt “déménager” pour atteindre cette vita aeterna

Glitch

Le coin de rue réapparaît. Pixel après pixel, dans un balayement vertical, il se matérialise devant nos yeux.

Et nous pouvons désormais avancer vers cette enseigne lumineuse. Nous pouvons trouver des papiers abandonnés sur le trottoir. Puis une porte. Et un code informatique, nous indiquant que celle-ci est verrouillée. Un bug à résoudre et un jeu-puzzle donc, dans lequel l’avancée se fera par la résolution d’énigmes environnementales. Pour ouvrir cette porte, il nous faudra par exemple trouver la clef cachée un peu plus loin dans la rue. Pour ouvrir la suivante, il faudra baisser les yeux pour trouver un tapis ornée de notes musicales, et jouer celles-ci sur le digicode de l’immeuble.

Entrée de l’immeuble. Escalier en colimaçon. Répétition des marches à l’infini.

Après quelques pas et quelques glitchs qui rendent ce monde onirique et inquiétant, nous pénétrons dans un appartement. Il n’est pas vide ; des objets s’entassent sur les meubles et des guirlandes habillent les murs. Pourtant, il n’a pas l’air habité non plus. Un léger bruit attire notre attention, et lorsqu’on lève les yeux, la silhouette sombre d’un enfant vacille devant nous avant de s’enfuir en courant. Si nous sommes tentés de lui courir après, une voix féminine s’élevant d’un répondeur nous retient. Le message est banal mais nous n’avons pas suivi l’enfant. Peut-être pourrons nous le retrouver ? Nous faisons le tour du lieu, sans trace de vie autre que des bruissements. Et; hormis quelques interactions avec des objets, nous ne pouvons rien faire. Tours et détours dans les couloirs. Nous sommes bloqués dans cet appartement, d’autant plus si nous faisons l’expérience en VR, et la lumière rouge qui émane des fenêtres devient oppressante. Un interrupteur dans une pièce attire notre regard, il semble scintiller.

On appuie.

La lumière s’éteint.

Puis l’appartement se re-matérialise, comme au début, pixel par pixel.

Mais la lumière est différente. Blanche. La décoration et les objets sont sensiblement différents. Certaines portes sont désormais ouvertes. Nous pouvons aller dans une autre pièce, pour trouver un autre interrupteur et faire apparaître cette fois une atmosphère froide et bleutée.

Apparaissent ainsi trois appartements qui sont pourtant le même. Trois versions d’un projet de paradis artificiel. Trois temporalités, semble-t-il. Mais surtout, trois perceptions. Le scientifique, sa femme et leur fils. Condamnés par la vanité du premier, ils errent comme entités dématérialisées, et fusionnent dans ce lieu virtuel, sans pour autant jamais se croiser. Ce sera au joueur de se balader entre les plans, de passer d’une perception à l’autre et de résoudre les bugs pour réparer les subjectivités altérées jusqu’à, peut-être, détruire complètement ce monde virtuel, avant de s’y perdre lui aussi.

Dans la brume, de Daniel Roby

Par Samuel Saint-Pé

Critique qui retient son souffle

Inspirez.

Un nuage épais, mortel, enveloppe Paris. Seuls les toits sont sûrs. Mais pour combien de temps ? La brume monte petit à petit, d’heure en heure, et la respirer ne serait-ce qu’une seconde nous condamne. Montmartre, suffisamment élevée, est devenue le dernier bastion des survivants, en proie à une guerre civile. De loin, un couple regarde Paris se vider de ses habitants, depuis l’appartement le plus haut de leur immeuble, prisonniers.

Leur fille est restée en bas, dans leur appartement. Victime d’une maladie pulmonaire, elle est enfermée dans une chambre scellée, une bulle la maintenant en vie artificiellement. La brume ne peut pas y pénétrer non plus ; mais la batterie de l’aération renouvelant son air n’est pas illimitée…

Crise d’asthme

Dans la brume est un film haletant. Tout est orchestré pour nous laisser apprécier la moindre once d’air frais, avant de nous plonger en apnée à maintes reprises avec les personnages affrontant le nuage mortel. Au sein de la brume, la musique se fait pressante, s’accentue, s’accélère, au rythme d’un cœur qui s’agite et de poumons qui se vident. Elle sait pertinemment où insister pour donner la sensation d’urgence et d’angoisse.

Les personnages restent longtemps dans cette brume. Le temps de s’assurer que la jeune fille va bien, de trouver des objets de première nécessité. Combien de temps peuvent-ils tenir ainsi ? Lorsque, enfin, ils parviennent à s’extraire de la brume, le spectateur peut avaler une goulée d’air salvatrice. Avant la prochaine plongée.

Scénario catastrophe par excellence, Dans la brume représente avant tout une expérience, une ambiance, une plongée en apnée dans un monde empoisonné.

Paris sur scène

S’inscrivant dans le genre de la science-fiction-catastrophe, relativement peu exploité en France, le lieu de l’action a son importance. Loin de la comédie et du mélodrame qui lui sont habituellement attachés, Paris se transforme en cauchemar. Exit l’éternelle New York, bien trop victimisée pour que le danger y soit encore percutant aux yeux du spectateur français. Paris est beaucoup plus proche de nous, beaucoup mieux connue ; et l’angoisse en est décuplée.

Par la force des choses, la ville est divisée en deux univers distincts : celui de la rue, opaque et sombre, inhospitalier, et celui des toits, sous un soleil éclatant et trompeur. Les sommets représentent désormais la seule chance de survie, et s’y déplacer devient vital, si bien que l’on en oublie la dangerosité d’une telle entreprise. La brume est si haute et si épaisse qu’elle semble devenir elle-même le sol – un sol aussi cotonneux que piégeux – masquant la désolation de la surface terrestre. Elle attire toutefois l’homme en quête de survie, telle une oasis. Paradoxalement, l’humain de la brume paraît moins agressif, plus solidaire que l’humain des toits. Car le premier n’a rien à perdre, contrairement au second.

Le film ne paie pas de mine, avec une intrigue simple et concise ; pourtant, il excelle à faire ce qu’on lui demande : produire une ambiance. Même la conclusion, certes un peu attendue, produira un effet dramatique tel qu’il fera clairement oublier le manque de surprise.

Dans la brume est un film d’ambiance, une œuvre de salle obscure risquant probablement de perdre de sa tension dramatique en l’absence d’un équipement sonore de qualité. On en ressort le souffle court, avec la sensation d’avoir vécu une vraie expérience, un tourbillon émotionnel comme le cinéma catastrophe peine souvent à procurer.

Expirez.

Braquer Poitiers, de Claude Schmitz

Par Alexis Covarel

Un groupe de délinquants à la peine décide de prendre en otage le propriétaire d’un car-wash de Poitiers pour en récupérer les bénéfices quotidiennement. C’est ainsi que Francis et Thomas s’installent chez Wilfrid. Ce dernier, très seul dans sa grande maison de campagne, s’accommode rapidement de cette situation. Le duo de loosers gangsters prend ses aises également et invite deux amies du Sud à profiter de la maison avec eux.

Projeté dans le cadre de la compétition française au FID à Marseille, connu pour ses révélations d’œuvres et d’artistes jouant sur les frontières entre fiction et documentaire, Braquer Poitiers se trouve justement dans cet entre deux. On sait forcément que ce cambriolage est fictif et, pourtant, les acteurs prêtant leur nom à leur personnage semblent si à l’aise. Tout semble si normal, si naturel. Le réalisateur choisit son cadre avec rigueur mais ne s’attache pas au texte de la même façon et les acteurs sont souvent lancés en improvisation.

C’est ce flottement incertain et confortable qui fait la force du film. Sans jamais pousser le comique en exergue, il reste très drôle dans les situations qu’il crée, surtout grâce à Wilfrid. Souffrant ou profitant d’un syndrome de Stockholm, rien ne semble le mettre mal à l’aise, et ses tirades à la fois poétiques et colériques créent des situations très cocasses devant la caméra. Pour avoir rencontré ce fabuleux personnage de Wilfrid, on peut témoigner qu’il est encore plus surprenant dans la vie que dans le film, si haut en couleurs que c’est un réel bonheur que de l’écouter parler.

Dans Braquer Poitiers, la douceur des images et des couleurs accompagne le récit qui se développe lentement, sans aucune précipitation. Rien ne nous donnerait envie de se dépêcher. La part documentaire raconte tout du plaisir que la petite équipe de techniciens et d’acteurs a pris en venant s’installer un mois ou deux chez Wilfrid : la part de fiction exploite et expose tout ce qu’on pouvait trouver de plus jouissif dans ces relations humaines.

Halloween, de David Gordon Green

Par Simon Pesenti

A l’heure où les suites, reboots et préquels fleurissent en nombre, cet Halloween version 2018 avait de quoi inquiéter les fans du film original. Pas de panique, le retour de ce croque-mitaine de Michael Myers se fait en toute simplicité, et intelligence.

Les événements du Halloween de John Carpenter, survenus il a de ça quarante ans, ont laissé des traces sur Laurie Strode (Jamie Lee Curtis). Traumatisée à vie, elle vit recluse avec ses armes dans une maison transformée en bunker, s’entraînant sans relâche au cas où le psychopathe reviendrait frapper à sa porte. Michael Myers, lui, ne s’est jamais échappé de son hôpital psychiatrique. Le réalisateur David Gordon Green fait donc table rase du passé de la saga pour donner une suite directe à l’original en convoquant les deux protagonistes principaux, ainsi que leurs peurs respectives, pour mieux s’intéresser à ce qui est et restera leur obsession : le mal.

Derrière le masque

Michael Myers est un objet de fascination. Il fait peur à Laurie Strode, et il passionne le spectateur, mais il est attendu aussi bien d’un côté que de l’autre, puisque chacun est prêt à le revoir. Mais est-il vraiment parti un jour ? Ou survivait-il seul dans son coin, et dans l’esprit du personnage féminin ?

Le réalisateur joue avec les codes du slasher à travers ce duel entre la victime et son bourreau en redistribuant les cartes l’espace d’un instant : la proie devient le prédateur. Les deux êtres s’animent d’une même peur, celle de ne pas réussir à échapper à leur destin – le sous-titre du film est d’ailleurs : « On n’échappe pas à son destin » – apparemment tout tracé : elle doit mourir, il doit tuer. Deux peurs qui ne sont pas opposées mais se complètent dans cette tragédie moderne. Michael Myers est autant un coupable qu’il est une victime. Il souffre de ce qu’il est, à savoir le mal absolu. Il n’est plus un psychopathe dégénéré mais une entité à part. Comment pourrait-il y échapper ? Qu’est ce qu’il le pousse à agir ? Voilà des questions auxquelles certains personnages du film, du psychiatre aux deux journalistes, tentent de résoudre, comme si le mal pouvait s’expliquer, dans un mélange malsain de fascination et d’horreur.

Là où certains films, dont plusieurs de la saga, se contentent de l’image du tueur, celui-ci fait le choix de le filmer réellement, et de lui donner une véritable identité puisqu’il est devenu, au fil du temps, un mythe. Le fétichisme autour du masque de Myers mêle l’hommage à la réinvention, le déjà vu et le renouveau. Il devient un véritable objet qui ne sert plus seulement à cacher le tueur mais semble agir directement sur lui, tout comme Myers agit sur ses proies.

Lorsqu’il montre les victimes, le film ne met pas seulement en avant Laurie Strode mais présente également sa fille – éduquée dans la peur et les névroses de sa mère – et sa petite-fille. Trois générations de femme, et autant de visions différentes sur le monde moderne, face à un même danger qui effraie autant qu’il peut fasciner. Si Laurie Strode est aussi prête à en découdre c’est parce qu’elle a accepté que le mal est partout, puisque les hommes sont partout, contrairement à sa fille qui croit en un monde bienveillant. Elle fait figure de femme forte, prête à tout pour assouvir sa vengeance et passer à autre chose, sans cesse en décalage par rapport aux autres personnages féminins du film. Elle renvoie à la réinvention du genre quand d’autres sont de simples caricatures codifiées – la baby-sitter trébuchant sur le sol en tentant d’échapper à la mort par exemple -, et transforme ce 31 octobre 2018 en véritable chasse entre deux vieilles connaissances que les années n’ont pas réussi à éloigner.

L’île aux chiens, de Wes Anderson

Par Kieran Puillandre

Wes Anderson a su penser et écrire un cinéma qui se caractérise par son esthétisme épuré et unique, grâce à des personnages qui débordent d’humanité par leur simplicité à l’écran. Le casting n’est d’ailleurs pas étranger à cette qualité. On pense à The Grand Budapest Hotel (2014) ou bien La Famille Tenenbaum (2001). Mais avec L’île au chiens on retrouve une finesse et une maitrise du cinéma d’animation qui nous manquaient depuis Fantastic Mister Fox (2009). L’histoire se déroule à Megasaki, mégalopole d’un Japon qui fait face à une épidémie de crise canine. Afin de lutter contre la maladie qui se répand, le Maire de la ville ordonne la mise en quarantaine de tous les chiens dans une déchetterie au large appelée “l’île au chiens”. Le jeune Atari va alors s’y rendre pour retrouver son garde du corps à l’aide de cinq chiens uniques, intrépides et attachants.

Wes Anderson signe avec cette fable un film d’animation majestueux. Avec ses derniers long-métrages, il s’est distingué comme auteur prolifique et inventif. Ici, L’île au Chiens nous transporte dans un univers métaphorique, miroir de nos rapports entre humains et animaux domestiques ; univers également onirique avec ces légendes d’un Japon féodal disparu, au coeur de l’intrigue. Cependant loin de l’univers chaleureux que proposait Fantastic Mister Fox, ce dernier film se situe dans un monde grisâtre où la pollution et la corruption étouffent une jeunesse et sa volonté de lutter pour la terre nippone, en proie au désastre sanitaire. Ce film nous donne alors à voir ce que le cinéaste maîtrise de mieux : le détail au cinéma.