Ondes Noires (2017) - Ismaël Joffroy Chandoutis - Le Fresnoy
I.J.C. : Mon parcours a été assez aléatoire. J’ai commencé par des études de journalisme, de sémiologie, de culture littéraire. Ma première approche du cinéma fut dans l’appréciation des films, ce qui m’a amené à écrire dessus. Il me fallut plus, puisque les questions que j’avais sur le cinéma, je n’en trouvais pas les réponses, que ce soit en tant que cinéphile, critique ou super-spectateur. C’est pour cela que j’ai commencé à avoir une approche plus pratique du cinéma. J’ai aussi une passion pour le jeu vidéo, j’ai hésité pendant un temps à vouloir travailler dans ce milieu là. J’ai choisi le cinéma grâce aux rencontres et aux opportunités, mais j’ai toujours eu en tête quelque chose en lien avec cette autre passion.
Il se trouve que j’ai gagné des prix de critiques, que je vois comme des encouragements. J’ai participé très tôt à des jurys, c’est-à-dire avoir une responsabilité sur le jugement des films, et j’ai continué dans cette dynamique là. J’ai ensuite fait des études de montage à l’INSAS à Bruxelles et c’est après que j’ai basculé vers la réalisation. Ce parcours fait de détours, que ce soit ma passion pour le jeu vidéo et la critique, nourrit mes films.
« Dès mon premier film, le scénario a inclus la dimension des jeux vidéos. »
Dès mon premier film, le scénario a inclus la dimension des jeux vidéos. Dans Sous couleur de l’oubli, un personnage questionne sa mémoire autour d’un père absent à travers un casque VR qu’il s’est fabriqué, une perdition entre souvenirs vrais et souvenirs fantasmés. Ondes Noires est un documentaire sur des personnes intolérantes aux ondes électro-magnétiques. Cette fois ce n’est pas quelque chose qui est lié au jeu vidéo, mais quelque chose qui questionne le numérique.
J’ai commencé très tôt à bricoler des films dans ma chambre. Le premier film était en Machinima sur le moteur de Driver 3, qui s’appelait Hot Pursuit. C’est une histoire simple, celle d’une femme qui vient de braquer une banque mais qui fait tomber des billets de sa valise. Un homme accompagné de son fils s’en aperçoit et souhaite les lui rendre. Seulement elle pense être poursuivie. De ce quiproquo, une course poursuite s’engage. Ce qui m’intéressait de le faire dans Driver 3 avec ce pseudo monde ouvert, c’était le mode cinéma. C’est-à-dire l’idée de faire un film et de mettre en scène cela dans le cadre de jeu que proposait cet univers. Pour l’époque, il y avait pas mal de possibilités. J’avais fait cette petite animation, on avait mis nos voix et une musique originale en studio improvisé. Un cinéma sans caméras.
Un autre film que j’avais fait juste après, Game and Watch’s Museum, réalisé en flash, racontait l’histoire d’un oeuf ramassé par Mr Game and Watch, qui a envie de se faire un oeuf au plat. À côté de cela il y avait une caméra qui pensait que l’oeuf était son enfant. La caméra se met à poursuivre le Game and Watch et nous traversons un univers inspiré d’Alinéa, avec une ligne et des tableaux de films connus. Au bout d’un moment, l’univers horizontal devient vertical et bascule dans le jeu vidéo. C’est une course poursuite entre le cinéma et le jeu vidéo de manière métaphorique.
Ces deux essais questionnent les relations entre cinéma et jeu vidéo. J’ai toujours pensé que ces médiums pouvaient se nourrir l’un de l’autre, être complémentaires, cohabiter ensemble sans marquer la mort de l’autre. Cela faisait débat dans les années 2000.
Sous couleur de l'oubli (2015) - Ismaël Joffroy Chandoutis - Cr!art / Sint-Lukas
Effectivement, le jeu vidéo est lié à sa technologie, dans sa représentation, ses supports et l’expérience suscitée. Il est plus sensible à l’obsolescence, ce qui fait que beaucoup de choses disparaissent, tandis que le cinéma est plutôt fixe depuis plus d’un siècle, c’est-à-dire des spectateurs assis dans une salle regardant un film projeté sur un écran. Le jeu vidéo permet de jouer de façon nomade avec les portables, dans son salon sur consoles ou bien sur ordinateur. L’expérience du jeu vidéo est flottante, on parle aujourd’hui de jeu sans écran, jeux avec contrôleurs alternatifs.
Pour ce film, ce qui m’amusait c’était d’inventer un casque de réalité virtuelle qui serait bricolé par le personnage. On s’est inspiré de la Vectrex, la première console vectorielle. Cette console proposait comme accessoire une sorte de casque de réalité virtuelle, avec un disque rouge et vert tournant à l’intérieur, donnant une impression de relief sur l’écran de la console. Aujourd’hui, peu de gens connaissent cet objet, à cause de cette obsolescence technologique. C’était une manière de puiser dans l’histoire du jeu vidéo. Ceci dit, avant que nous fassions du cinéma dans une salle avec des spectateurs, devant une image projetée sur un écran, il y avait eu d’autres inventions, comme le mutoscope.
Oui mais le mutoscope avait cette particularité que le visionneur pouvait gérer lui-même le défilement des images. C’était aussi une expérience individuelle, mais qui montrait déjà qu’on aurait pu voir naître un cinéma plus interactif. Cette recherche d’interaction aboutit plus tard, selon moi, au jeu vidéo ou bien au magnétoscope.
Sous couleur de l'oubli (2015) - Ismaël Joffroy Chandoutis - Cr!art / Sint-Lukas
C’est un livre de Jacques Henriot qui questionne philosophiquement la définition du mot jeu, et plus encore, qui questionne notre rapport au monde. Ce qui m’avait fasciné dans ce livre, c’était à quel point on peut y voir une métaphore de la création artistique. Au lieu de voir un jeu régi par un système de règles – qui est une définition assez courante chez Lévi-Strauss par exemple, ou bien un jeu comme quelque chose de très libre, comme le mot « play » en anglais qui renvoie à un jeu libre, sans règles, Henriot propose de partir de la définition du mot « jeu » d’un dictionnaire du siècle dernier, celle d’un jeu entre deux mécaniques. Envisager le jeu qui se situerait dans un espace intermédiaire, ni totalement régulé ni totalement libre. Cela rejoint Winnicott qui se rapproche de cette analyse. C’est un peu ce qui m’a servi d’inspiration pour mon film.
« On peut avoir une infinité d’expériences d’un même jeu, donc de points de vues. En cela, on pourrait comprendre l’intérêt de regarder quelqu’un jouer puisque c’est sa manière de jouer qu’on regarde. »
C’est un phénomène spécifique au jeu vidéo, grâce à la démocratisation des outils de diffusion en direct. Une articulation entre un joueur qui joue et des gens qui regardent jouer. Cela peut être étrange pour quelqu’un qui ne joue pas. Un jeu vidéo, ce n’est pas simplement passer un niveau ou suivre un chemin linéaire, c’est vivre une expérience qui nous est propre dans sa performance : quelqu’un peut finir Mario en 20 minutes, un autre finit en 3 heures en récupérant les bonus, un autre peut faire des actions absolument stupides. On peut avoir une infinité d’expériences d’un même jeu, donc de points de vues. En cela, on pourrait comprendre l’intérêt de regarder quelqu’un jouer puisque c’est sa manière de jouer qu’on regarde. Le streaming permet aussi au joueur de commenter sa partie et de nous faire partager son expérience, de nous révéler des astuces, de nous donner une expérience supplémentaire au simple fait de jouer.
Dans Grand Theft Auto, on peut suivre l’histoire qui nous est proposée par les développeurs, ou choisir de faire autre chose, par exemple prendre un véhicule et rouler à 200 km/h dans le trafic de la ville sans percuter aucune voiture, ou simplement avoir le plaisir de créer la zizanie et d’être poursuivi par les policiers. Dans certains jeux il s’agit de créer sa propre histoire, le joueur est créateur d’une mise en scène et donc un spectacle intéressant à regarder. De la même manière que dans un film, même si un réalisateur a écrit une histoire, un scénario et donne un ensemble de dialogues à un acteur, ce dernier peut improviser par rapport au cadre qui lui est proposé. C’est d’ailleurs souvent ce qui donne l’intérêt de certains films, lorsque ses comédiens tirent la mise en scène vers eux, l’acteur comme créateur, à peu près tout l’inverse d’un processus hitchcockien, sans doute plus proche de Cassavetes. Je pense que les parties de jeu vidéo qui m’intéressent le plus, ont lieu quand le joueur propose un cheminement qui lui est propre, quelque chose d’inattendu. Le joueur comme créateur d’une mise en scène.
Ce que j’aime explorer dans le cinéma, c’est le fait d’utiliser toutes sortes d’images pour construire une histoire. Je ne veux pas me limiter à la prise de vue réelle, puisqu’on est entouré d’images aujourd’hui, et j’ai l’impression que cela doit se ressentir dans un film. Quelque part, on doit interroger notre monde contemporain, interroger les images.
On est saturé d’images et on passe les trois quart de notre temps devant des écrans, c’est-à- dire qu’on est baigné dans un monde par procuration. Je crois que convoquer tous ces régimes d’images amène forcément à réfléchir sur l’envers du décor. Qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce qui est mis en scène ? Qu’est-ce qui n’est pas vrai ? Par exemple, si on regarde les photos des gens sur les réseaux sociaux, beaucoup d’entre eux envient des personnes qui sont souriantes, sur une plage, en train de manger dans de supers restaurants, avec pleins d’amis, en faisant la fête. Toutes sortes de situations prétendues réelles alors qu’elles sont mises en scène. Fatalement, une question centrale que doit questionner le cinéma c’est l’envers du décor. On peut le questionner à travers des images issues d’internet, des réseaux sociaux, ou des jeux vidéos. C’est pour ça que souvent dans mes films j’essaye d’effacer les frontières, de montrer que ces images sont poreuses les unes aux autres. Elles communiquent. Souvent on oublie aussi que les images que l’on voit sont souvent des images digitales, qui peuvent être retouchées. Je m’amuse à les dégrader pour rappeler leur artificialité, révéler l’artifice de l’image, rappeler son statut d’image numérique potentiellement manipulable.
Sous couleur de l'oubli (2015) - Ismaël Joffroy Chandoutis - Cr!art / Sint-Lukas
Oui, la pellicule provoque des modifications similaires. Il suffit de voir comment durant la Seconde Guerre mondiale, le IIIème Reich modifia certaines images officielles, notamment afin d’effacer certaines personnes, pour se rendre compte qu’on a pas attendu Photoshop pour manipuler les images. Mais une des différences majeures entre l’argentique et le numérique, c’est moins son statut de vérité et son image imprimée sur une pellicule que l’image numérique circule et se partage beaucoup plus. L’impact est donc beaucoup plus important si une image est vrai ou fausse. Avec l’immatériel et les interactions d’aujourd’hui, qui sont des interactions de réalité virtuelle actualisées constamment, pour une génération de milleniums, ce qui est sur internet est vrai. C’est un postulat qui s’impose. Or, il me semble essentiel de questionner ce postulat qui va de Wikipédia à Instagram. Est-ce que c’est bien vrai ? On a tellement d’informations que l’on n’a plus le temps de les vérifier.
« (…) face à un ordinateur, on va zoomer sur la timeline, on fait un zoom des idées. Face à des photogrammes et des textes sur un mur, on va s’avancer face au mur, faire un travelling des idées. »
Quand j’ai présenté le concours à l’INSAS, j’avais hésité entre réalisation et montage, mais j’avais senti que la manière dont était orienté le concours de réalisation n’allait pas forcément me permettre de m’exprimer dans le cinéma que j’imaginais. J’ai préféré le montage puisque j’avais démarré comme cela, avec des films sans caméras. Avec Hot Pursuit qui utilisait un moteur de jeu vidéo et Game and Watch’s Museum qui utilisait Flash, j’étais directement sur la table de montage. Ce sont des films qui ont sauté l’étape du scénario et du tournage, pour aller directement à la fabrication d’images, presque déjà acquises, existantes, simples à produire. Au service d’un réalisateur à l’INSAS donc, cela me permettait de mieux comprendre comment faire des films.
Sous couleur de l’oubli est un film pour lequel j’ai commencé en faisant une maquette, en piquant des images sur Youtube, des photos que j’avais glanées par ci par là sur le net et sur lesquelles j’avais posé une voix-off. Ça n’est qu’ensuite que j’ai envisagé un tournage et une écriture. Durant le vrai montage, il me manquait des choses et j’ai donc réorganisé des tournages en fonction. Bien qu’il y ait de la prise de vue réelle, c’est bien par le montage que j’ai écrit ce projet. Sur l’usage du montage numérique, je dirais qu’il n’y a pas fondamentalement de différences par rapport à l’argentique, si ce n’est que la facilité des outils nous amène peut- être à moins penser la coupe. En argentique, couper une bande implique de la recoller. Ce sont des étapes fatigantes et qui abîment la bande. Alors qu’en numérique il suffit d’annuler l’action. C’est à la fois avantageux parce qu’on essaye plus de choses, mais en même temps c’est se perdre dans les manipulations et ne plus réfléchir à son intention.
Quand je monte, je suis peu devant un écran. J’imprime en général tous mes photogrammes, que je dispose sur un tableau et que je marque avec un post-it, indiquant dessus les intentions et le mouvement du film. Je passe plus de temps à regarder mon mur qu’à regarder mon écran. D’ailleurs la posture est assez différente, puisque face à un ordinateur, on va zoomer sur la timeline, on fait un zoom des idées. Face à des photogrammes et des textes sur un mur, on va s’avancer face au mur, faire un travelling des idées. Ça implique un mouvement physique et le fait d’impliquer le corps nous rend parfois plus actif dans notre réflexion. Rester assis toute la journée devant un écran peut nous rendre un peu léthargique. On pense faire des choses mais on ne fait pas grand chose. La posture a quelque chose de fondamental dans le travail artistique. C’est aussi important de sortir de sa salle et de marcher dehors pour trouver les idées. Le processus de création, et encore plus au montage, est un exercice mental plus qu’une performance de dextérité ou de manipulation des raccourcis d’un logiciel. On est très peu là-dedans malgré le fait que ce soit cela qui est mis en avant quand on dit monteur. Mais la technique importe peu, c’est avant tout le dialogue entre le réalisateur et le monteur qui permet de l’emmener au bon endroit.
Ondes Noires (2017) - Ismaël Joffroy Chandoutis - Le Fresnoy
C’est un film sur des personnes intolérantes aux ondes électromagnétiques. C’est parti d’une curiosité, d’un article du Monde, à propos d’une personne qui avait créé le premier bunker anti-ondes à Zurich. Quand j’ai vu ça, je n’arrivais pas à savoir si c’était vrai ou pas. Sur internet, certains articles pointaient les dangers disant que ce n’était pas d’ordre psychologique, d’autres soit disant de nature scientifique expliquant que c’était complètement fou. La meilleure manière, c’était de sortir des écrans et d’aller directement rencontrer les personnes. J’ai pris contact avec des personnes sensibles vivant dans une résidence reculée .
À aucun moment nous n’avons discuté d’éléments scientifiques, puisque le simple fait de les rencontrer m’a permis de comprendre que c’était vrai. Quand vous avez les gens en face de vous, ils ne sont pas là pour le plaisir, c’est presque une prison de vivre là. Les gens qui sont venus là n’ont souvent plus de travail, ils sont coupés de leurs familles, ils peuvent difficilement discuter avec leurs voisins, ils sont dans un état de fatigue extrême. C’est une rencontre qui m’a beaucoup touché, et quand je suis sorti de là, j’ai senti vraiment que ça allait changer ma manière de voir le monde. Je n’avais pas forcément idée de faire un film avant de les rencontrer, c’était une simple curiosité, ça s’est imposé ensuite.
Je ne sens pas les ondes à leur degré. Cela a sans doute une répercussion sur mon corps, mais je n’en suis pas à fuir la réalité. En revanche en tant que monteur, j’ai dû passer des heures devant un écran, et c’est quelque chose qui m’a beaucoup fatigué et m’ennuie profondément. Je trouve cela anormal dans la posture du corps. C’est pour cette raison sans doute que j’ai trouvé un équilibre entre le montage (travailler au même endroit) et la réalisation (voyager, rencontrer des gens, travailler en équipe, être en mouvement). Ce film est presque une excuse pour changer de posture, essayer de m’éloigner des écrans, je ne pouvais pas trouver mieux que ce sujet pour le faire.
J’ai cherché une connexion avec ces gens peut-être d’un point de vue métaphorique. C’est notre aliénation aux machines qui est dominante aujourd’hui, qui part de notre poste de travail, notre dépendance aux smartphones, c’est la télévision, notre consommation des images, les publicités dans le métro… on baigne dans les écrans. Forcément, s’intéresser à un tel sujet, c’est une manière de, peut être, je n’en suis pas forcément conscient, mais vouloir se déconnecter davantage, et peut être se connecter avec ces gens là, un rapport direct avec les gens sans intermédiaires d’écrans. Ce film est un documentaire et j’aime beaucoup ce genre, parce qu’il amène à rencontrer les gens. La fiction, c’est différent, on rencontre une équipe et on reconstitue. Mais ça reste quand même une bulle. Là où il y a une force dans le documentaire, c’est qu’on est connecté au réel. Pour l’instant la fiction est quelque chose que je n’ai pas encore trop exploré.
Je voulais proposer Ondes Noires à plusieurs endroits, notamment au G.R.E.C., une structure d’aide qui est entre l’école et la production. Mais il y avait déjà de nombreuses personnes qui avaient postulé pour les prochaines commissions. J’avais peu de chances que mon dossier soit reçu. C’est dommage car cela pouvait coller là où j’en étais dans mon parcours.
Le Fresnoy est un studio national supérieure d’art contemporain. C’est un endroit où des artistes, qui arrivent souvent après un master, viennent expérimenter un travail artistique qui couvre un large spectre de disciplines, allant du cirque à la danse, en passant par la photographie, le cinéma ou le jeu vidéo. Les artistes proposent deux oeuvres sur deux ans, qui doivent questionner la technologie d’un point de vue narratif, esthétique, ou les deux. En travaillant sur le projet d’autres artistes en tant que monteur, je me suis dit que ce film que j’ai envie de faire sur les ondes pourrait très bien se faire à cet endroit. C’est comme cela que j’ai postulé en 2016 pour cette résidence d’art et que j’ai réalisé Ondes Noires. Il y avait quelque chose d’amusant à être dans un des endroits où l’on valorisait la haute technologie et que, finalement, je fasse un film qui soit en l’antithèse, tourné dans des lieux dépourvus de toute technologie, au fin fond de l’Ariège ou de l’Auvergne. En même temps, le Fresnoy n’est pas un lieu de promotion de la technologie, c’est un cadre d’expérimentation et de réflexion autour d’elle, il la questionne politiquement et esthétiquement, au-delà de la notion de progrès. Il est tout à fait possible de faire un Black Mirror au Fresnoy. En parlant de ça, si je peux parler de la suite et de mes rêves, pourquoi pas prolonger ce projet sur les ondes en réalisant un épisode de Black Mirror, rencontrer Charlie Brooker et lui proposer un épisode sur les ondes ?
Mon projet de deuxième année au Fresnoy va convoquer le jeu vidéo dans sa narration mais aussi dans sa représentation. Je vais certainement utiliser des images de jeu vidéo pour raconter une histoire documentaire. Finalement je continue d’explorer ma passion du jeu vidéo au travers du cinéma. Surtout, je continue à questionner tous les régimes d’images dominants aujourd’hui, que ce soit internet, les jeux vidéos, le cinéma ou la publicité. Ce que j’aimerais cette année, c’est amener cette imagerie du jeu vidéo et cette réflexion dans le territoire documentaire. Je trouve que le cinéma du réel est l’endroit où il y a le plus de potentiel pour questionner le cinéma. J’aime la fiction aussi, j’aimerais en faire pour des projets ultérieurs, mais je trouve que le cinéma du réel libère de contraintes inhérentes à un cinéma plus classique, permet des propositions plus distinguées, plus en marge.
Je pense qu’aujourd’hui la tendance qui domine dans le game design, c’est l’open world, c’est à dire des jeux dans lesquels il y a eu un architecte de la narration qui propose, suggère des interactions possibles, dans lequel le joueur va pouvoir essayer de faire l’expérience d’une histoire qui lui est propre. On ne cherche plus à linéariser, on ne cherche pas à alterner cinématiques et phases de jeu, mais à proposer un bac à sable avec suffisamment d’interactions pour que le joueur y trouve un intérêt à explorer, à se raconter une histoire au travers de son expérience de jeu. Il y a de plus en plus l’idée de simuler le réel à un degré de complexité extrêmement fort. On parle aujourd’hui avec l’intelligence artificielle de modélisation aléatoire et en temps réel, c’est-à-dire qu’on aurait des mondes en expansion, avec des espèces qui naissent et qui meurent, et qui dépendrait des actions du joueur.
Enfin, on commence à atteindre des degrés de complexité de simulations suffisamment fortes pour amener à ce que chaque joueur ait une expérience du jeu extrêmement personnelle et intime. En cela on pourrait rapprocher cette expérience, si elle est filmée, de celle d’une expérience documentaire. Je me rappelle d’un court-métrage d’Aleksander Radan qui s’appelle In Between Identities, où il avait filmé ses parties de jeu de GTA V de cette manière là : GTA comme un monde autonome, dans lequel il filmait les choses les plus étranges, mais aussi les plus révélatrices d’un monde capitaliste qui se détraque. Pour donner cette touche documentaire, plutôt que d’utiliser les caméras virtuelles et la capture de jeu, il avait filmé son écran avec une caméra de poing. On sent le tremblement dans l’image, il effectue des sortes de zooms rapides, comme s’il était spectateur de ce monde virtuel. Je trouvais cela extrêmement intéressant et je pense qu’il y a un potentiel de narration dans ces mondes en train d’arriver. On peut imaginer qu’il y aura de plus en plus de films faits à partir de ce type d’expérience, un joueur dans un environnement virtuel.
Ismaël Joffroy Chandoutis