Euphoria, Sam Levinson (2022), You Who Cannot See, Think of Those Who Can (épisode 4)
Nous étions restés suspendus à une rechute : la première saison d’Euphoria (2019), réalisée par Sam Levinson et produite par HBO, s’est terminée sur l’image de Rue, personnage central et toxicomane tout juste sortie de cure, se droguant de nouveau et tombant métaphoriquement du haut d’une pyramide humaine formée pour elle, à l’issue d’une séquence aux allures de clip. Fin 2020, la première partie de l’épisode spécial Trouble Don’t Last Always confirmait la rechute de la jeune femme : dans un diner désert, le soir de Noël, elle révèle à son parrain des narcotiques anonymes qu’elle n’est plus sobre ; sa réponse est teintée de spiritualité. L’épisode, avec sa seconde partie consacrée à une discussion entre Jules et sa psy, forme une pause dans le rythme effréné des mouvements de caméras et des images stroboscopiques, caractéristiques de la première tout autant que de la seconde saison. De début janvier à fin février, chaque dimanche soir, la série a repris le récit de la chute de Rue, qui semble tout emporter avec elle.
Il serait impossible de parler un temps soit peu fidèlement d’une partie de cette seconde saison sans parler de sa séquence d’ouverture. Le premier épisode nous ramène d’abord une dizaine d’années en arrière ; Rue annonce : « La grand-mère de Fezco était un putain de gangster ». À peine deux minutes suffiront pour le démontrer et remettre la série sur ses rails : dans le club de strip-tease que la grand-mère traverse arme à la main, lumières néons, sexe, drogue et violence, les motifs principaux de la série, sont condensés et poussés à l’extrême ; avec pour contours, les mots brodés sur le dos de son costume bleu « God’s word, God’s will », et, accroché au rétroviseur de sa voiture, une médaille religieuse représentant la Vierge. De cette séquence se tracent tous les chemins vers les nouvelles profondeurs que va explorer la série : celle du temps, qu’elle avait partiellement parcourue au cours de sa première saison, en retraçant le passé de certains de ses personnages, et celle de l’espace, poursuivant ce que l’épisode spécial centré sur Rue avait commencé, soit l’ouverture vers un registre plus spirituel. Ce premier épisode est une véritable replongée à pic dans le chaos spectaculaire qu’avait initié la saison initiale ; et la dégringolade prend de la vitesse, avant de marquer une pause au quatrième épisode, sorti le 30 janvier dernier.
L’interstice que forme ce quatrième épisode permet une véritable expansion des possibilités de la série, poussant la réalité et la brutalité de son discours jusqu’au surréalisme ; là où le réel ne peut plus s’exprimer, les images prennent le relais, et versent dans les symboles et les métaphores, formant une sorte de collage : la relation devenue amoureuse de Rue et Jules est dédoublée par l’imaginaire, visible à l’image par des variations à partir d’images célèbres représentant des couples, venues de tableaux ou encore du cinéma. On voit les personnages de la série prendre les visages de Frida Kahlo, Yoko Ono et John Lennon, ou encore Jack et Rose sur le Titanic. Une hybridité des formes déjà sensible grâce à la présence marquée de musique, donnant un air de clip à certaines séquences. La série, qui accumulait toutes sortes d’effets, s’étend encore, esthétise jusqu’à l’irregardable, reformule, donne à voir les alternatives, et entre-tisse une multitude de possibilités visuelles et scénaristiques, comme une vision kaléidoscopique qui grandirait au fur et à mesure, en approfondissant ainsi son discours.
Le personnage de Lexi met particulièrement en évidence cette envie de réécrire le réel, lorsqu’elle décide de remettre en scène sa vie et celle de sa sœur Cassie (entre autres), au moyen d’une pièce de théâtre dont elle est la première spectatrice. Elle réécrit alors méticuleusement les dialogues et les expressions réellement entendus, qu’elle rejoue et fait répéter lors d’un casting à des dizaines de jeunes femmes, qui, physiquement, sont presque des sosies de sa sœur. Le collage dépasse des visions de l’imaginaire, et se raccorde directement à l’existence du personnage, qui copie-colle ici littéralement son vécu sur la scène, dans un jeu de montage entre sa vie et les instants rejoués, d’abord lors du casting et plus tard sur scène.
Les représentations s’étendent au-delà du réel ; et cela passe aussi par le registre spirituel, sur lequel se penche cette nouvelle saison et particulièrement cet épisode, à partir de ce qu’annonçait la broderie au dos du costume bleu de la grand-mère de Fez. Et comme un nouvel élément du collage, la série multiplie les décollages : Rue, qui a réussi à se procurer une valise entière d’opiacés, prend de la hauteur, et par contraste, touche le fond, ce qui l’emporte dans des hallucinations. La chute s’arrête net et propulse le personnage à ses propres funérailles : depuis sa chambre apparaît un passage vers une église, dont le puits de jour découpe un couloir vertical dans le chœur et dans laquelle le chanteur Labrinth (à l’origine de la bande originale de la série) interprète un titre in. La série fait se rencontrer ses deux faces opposées, intérieur et extérieur, et la jeune femme fait de même, se retrouvant dans le monde des morts, se souvenant ainsi de son père décédé quelques années plus tôt, avec qui elle peut avoir un rapide échange. Ce décollage spirituel, qui dédouble celui de la drogue, permet d’entrevoir une luminosité concrète, froide ; alors que la quasi-totalité des épisodes accumulent les visions chaotiques, souvent teintées de lumières colorées et artificielles, qui pourraient devenir redondantes. Les ouvertures, qui n’étaient que des portes donnant vers d’autres pièces, ou vers un passé qui n’est que l’origine d’un présent en ruine, laissent place à des possibilités croissantes.
L’épisode se termine sur une suite de plans ne prenant pas directement place dans le récit ; une suite introduite par l’arrivée d’une pluie battante baignée de soleil, irradiant l’image : l’élargissement des frontières du réel par dédoublements et collages, entre autres, permet à la série une véritable envolée et d’aller plus loin que ce que sa propre identité visuelle avait déjà pu mettre en place ; c’est-à-dire d’aller au delà d’un spectaculaire basé sur la violence et la brutalité, vers des représentations oniriques voire lynchéennes des personnages, de leurs réalités et leurs points de vue, multiples par essence. Le titre de l’épisode, « Vous qui ne pouvez pas voir, pensez à ceux qui le peuvent » (You Who Cannot See, Think of Those Who Can) semble alors clairement servir à exprimer une volonté de la série elle-même : celle de nous plonger dans un fantasme, où réel et artificiel se confondent, donnant à voir l’altérité présente entre chacun et en chacun d’entre nous, et multiplier ainsi les facettes, explorant alors les possibilités infinies de son régime d’image.