C’est p’Annette, Leos

Annette, Leos Carax (2021)

Neuf ans après Holy Motors, Leos Carax fait son retour en salle et poursuit sa réflexion méta-cinématographique. À nouveau, il se montre au début de son film. Dans Holy Motors, il ouvrait la porte d’une salle de cinéma, et cette fois il déclenche le film depuis un studio de musique, en lançant un « On peut y aller » repris en chanson par Adam Driver, Marion Cotillard et Simon Helberg.

Dès cette ouverture, le réalisateur est rejoint par une femme : sa fille, Nastya Golubeva-Carax. Holy Motors suivait un acteur seul (Denis Lavant) et les femmes y étaient des personnages secondaires. Il semble qu’Annette veuille rétablir l’équilibre femme-homme en plaçant en tête d’affiche les noms d’Adam Driver (Henry) et de Marion Cotillard (Ann), mais Ann ne sera en fin de compte qu’un personnage-satellite d’Henry, et l’on peut douter du féminisme du film. Doute qui se renforce quand le film évoque un viol. Parmi les six femmes venant accuser le personnage principal apparaît en guest-star Angèle, chanteuse engagée contre les violences faites aux femmes. Sa présence ici semble être une ruse, une manière d’esquiver les critiques quant à la pauvreté du traitement des problématiques évoquées. On en vient même à se demander si l’engagement de la chanteuse n’est pas tourné en dérision, tant la scène est peu introduite et reste inexploitée. Les commentaires des journalistes dans le film, de même que la frontalité du split screen sur les six victimes cristallisent l’hésitation, comme pour souligner un doute à l’égard de leurs propos… 

Si certains pourraient, on s’en doute, encore douter d’une volonté de tourner ici en dérision, le doute n’est plus permis dans le reste du film, tant le rire est au cœur du long-métrage. Peut-on s’amuser d’Annette la marionnette ? Le ridicule tue-t-il ? Le film entier s’articule autour d’une formule transformée en mauvais jeu de mot : mourir de rire. Les multiples séquences de stand-up d’Adam Driver possèdent toujours une forme de noirceur glaçante, et ce jusqu’à l’annonce du meurtre. Une des scènes où Henry chatouille sa femme Ann est mise en scène comme un viol et le geste badin, provoquant le rire, devient un geste criminel éminemment répugnant. Le rire est constamment transformé, dévitalisé, la plupart du temps forcé : les chatouilles, les rires enregistrés du public, les médecins encourageant Ann à rire pendant l’accouchement…

Mais le rire est dépassé par la fausseté, qui l’asphyxie en contaminant l’ensemble de la mise en scène. La petite Annette est une marionnette ; l’incrustation des personnages devant des images fixes est extrêmement visible lors des flashs people ; les personnages s’adressent parfois au spectateur, comme le chef d’orchestre interrompant ses monologues pour lancer les phrases musicales plus toniques ; l’usage du chant pour communiquer participe du caractère artificiel revendiqué de l’action… Cet excès de fausseté calculé fait trop, et interroge. Le film va-t-il trop loin, ou pas assez ? Échoue-t-il dans sa démesure ou dans sa mesure ? Plutôt qu’un échec, cet entre-deux semble signer le mariage réussi de l’étrange et du désagréable : le spectateur se trouve partagé entre l’adhésion à l’illusion filmique et la perception de son ridicule (en particulier lors du canon musical de l’accouchement, alternant dans le pathos entre « poussez, poussez » et « inspirez, expirez, inspirez »), pris dans une situation de déchirement, indécis quant à la possibilité de rire.

Le rire est en fait utilisé comme une manifestation du public, le retour direct du spectateur vers l’artiste. En riant avec le stand-uper, il l’encense, et en ne riant pas, il le rejette violemment, comme en témoignent les interjections du public d’Henry lorsqu’il estime qu’il est allé trop loin. Le rire devient alors politique. En riant du ridicule du film, on le punit, ce qui revient à prendre un parti politique non innocent (contrairement à une idée répandue sur le rire qui le considère comme gratuit, léger et insouciant : “oh, c’est de l’humour !”). Cette férocité du public face à l’artiste est au centre du film : les flashs people mettent en avant l’indiscrétion des fans vis-à-vis de la vie privée des stars, et les paparazzis commandent aux personnages de sourire, de se montrer, tandis qu’ils altèrent l’image par des flashs blancs. C’est seulement sous le casque qui dissimule leurs visages que les stars se sentent protégées, et transportées dans une nature vierge, éloignée du monde. Par son regard, ses reportages et son rire, le public semble détruire la réalité de la personne de l’artiste, jusqu’à faire de lui la pire crapule. C’est en tout cas le sens de l’aveu final d’Henry depuis sa prison à la caméra : « Arrêtez de me regarder. »

Le projet du film pourrait donc se résumer ainsi : renvoyer au public l’insanité de son regard sur les stars, en provoquant le malaise par la cohabitation du faux et du sérieux. La démarche serait fructueuse, si le film ne prenait pas la voie d’une forme artistique inutilement pompeuse. Alors qu’il semblait vouloir liquider l’opposition entre culture populaire (stand-up) et “haute” culture (opéra), dans une rencontre qui atteint son climax lorsque la jeune Annette est invitée à chanter, de sa voix d’opéra, à l’événement sportif populaire qu’est “l’hyper bowl” (référence directe au Superbowl américain), le film choisit finalement une forme qui manque de clarté et oblige à l’interprétation hasardeuse. Pire encore, dans sa manière d’aborder l’opposition entre ces “deux” cultures, le film s’embourbe encore davantage. Tout se passe comme s’il reprochait à la culture populaire du stand-up, du rire, et d’Henry, de littéralement tuer l’art, incarné par l’opéra et le personnage d’Ann. Par extension, la faute criminelle de la mort de l’art incomberait alors au public des spectacles populaires. Leos Carax accuserait alors ce public d’assassiner le grand cinéma, tout en lui refusant l’accès au sien.

À propos
Affiche du film "Annette"

Annette

Réalisateur
Leos Carax
Durée
2 h 20 min
Date de sortie
6 juillet 2021
Genres
Drame, Romance, Musique
Résumé
Los Angeles, de nos jours. Henry est un comédien de stand-up à l’humour féroce. Ann, une cantatrice de renommée internationale. Ensemble, sous le feu des projecteurs, ils forment un couple épanoui et glamour. La naissance de leur premier enfant, Annette, une fillette mystérieuse au destin exceptionnel, va bouleverser leur vie.
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