Cercle mouvant

Dracula, Francis Ford Coppola, 1992

Dernier plan : Dracula et Elisabeta/Mina sont peints dans un cadre circulaire, représenté au plafond et donc filmé en contre-plongée. À mesure que la caméra recule en pivotant sur elle-même, une tâche lumineuse se fait de plus en plus nette dans le cercle. Elle fait écho au faisceau qui, projeté quelques instants auparavant sur le visage monstrueux et ensanglanté du vampire, lui redonne l’apparence qu’il a sur le tableau – celle d’un séduisant chevalier. Ledit faisceau provient d’un cercle sculpté dans une croix : cette lumière est de toute évidence divine. Pardon accordé à celui qui vient de se demander « où est [son] Dieu » : cette phrase marque sa rédemption, quatre siècles après qu’il s’est détourné du christianisme en plantant son épée dans ce même cercle, en faisant couler, dans le calice, du sang bu avec fougue – actant ainsi son passage d’homme à vampire. La symétrie entre les deux situations est redoublée par l’emploi, au début de la scène de blasphème, d’une plongée zénithale, comme si Dracula, hurlant de douleur auprès de sa défunte épouse, était déjà observé par elle, et par lui-même, depuis le tableau qui n’apparaitra pourtant qu’à la fin du film.

La représentation picturale permet de figer Elisabeta/Mina et Dracula, deux êtres aussi insaisissables que des liquides. La première se jette d’abord dans un fleuve alors que le second était sur le point de la retrouver, avant, réincarnée quatre cents ans plus tard, de quitter à contrecœur le vampire pour retrouver Jonathan Harker en Roumanie. Dracula, inconsolable, pleure à ce moment des larmes de sang : l’une d’entre elles, particulièrement arrondie, devient, via un fondu enchaîné, un océan sur lequel vogue le bateau transportant Mina. Puis, furieux, il réclame des « tempêtes » : il apparait alors de nouveau dans une plongée zénithale, accentuée (comme dans la scène de blasphème) par un travelling arrière. Dans les deux séquences, sa rage s’exprime donc par une volonté de faire jaillir ou déborder les liquides – en témoigne l’eau, échappée du bénitier qu’il renverse, et mêlée à une flaque de sang, qui obstrue l’écran. Liquides qui, sous l’impulsion de Dracula, rompent l’harmonie du cercle, comme lorsqu’il s’attaque une seconde fois à Lucy : le fiancé de celle-ci veille sur elle, mais s’assoupit et laisse tomber son verre rempli d’alcool. Ensuite, métamorphosé en loup, le vampire pénètre la jeune femme jusqu’à la tuer : le sang finit par éclabousser le lit et les trois cercles situés derrière lui. Éclaboussement qui rappelle les vagues s’abattant sur la barre du bateau pendant la tempête – barre laissée à l’abandon, dans une perte de contrôle également exprimée, dans cette même scène, par le va-et-vient fait par la caméra à l’intérieur du second « o » du nom « London », inscrit à l’entrée d’un zoo.

Les opposants du personnage éponyme cherchent eux à circonscrire, encercler les liquides. On pense évidemment aux verres dans lesquels ils boivent, comme dans la scène du mariage de Mina et Harker, mais également au tuyau dans lequel passe le sang pendant la transfusion sanguine (et au cercle qu’il forme lorsqu’il coule du tuyau), aux globules rouges vus à travers un microscope, et enfin au sceau apposé sur les lettres et enveloppes que s’envoient les protagonistes. L’encre nécessaire au sceau est toutefois renversée par l’ombre de Dracula sur la photographie de Mina insérée dans un médaillon. Si c’était la fureur du vampire qui était à l’origine des autres débordements et renversements de liquides, c’est un affect moins violent qui gouverne celui-ci : mélancolique, Dracula voit pour la première fois Elisabeta réincarnée. C’est le temps qui a passé qui émeut le personnage éponyme, « time » étant d’ailleurs le dernier mot qu’il prononce avant le plan montrant le médaillon éclaboussé. Plus tard, il emploie à nouveau ce mot en évoquant les « océans d’éternité » (« oceans of time ») qu’il a traversés pour retrouver sa bien-aimée : ce temps lié aux liquides est un temps ample, couvrant plusieurs siècles.

À l’inverse, l’horloge qui surmonte le chapeau de Mina, lorsque celle-ci rencontre le vampire dans une rue londonienne, rappelle que le temps, avant de se compter en siècles, se mesure paradoxalement en minutes et en heures pour le personnage éponyme, dont les pouvoirs s’estompent durant la journée. C’est ainsi qu’il faut comprendre la réplique de Van Helsing : « Dracula a peur du temps ». Le professeur ajoute plus tard que le vampire et ses serviteurs, pressés d’arriver au château avant la tombée de la nuit, « courent contre le soleil ». Soleil qui se substitue, via un fondu enchaîné, au cercle de feu tracé par Van Helsing autour de Mina. Ce cercle de feu, ainsi que la pièce brûlante posée par le médecin sur le front de la jeune femme (et qui y laisse une trace), sont des symboles religieux permettant de lutter contre les vampires.

Ce recours au feu s’explique par l’échec des mortels à contenir les liquides que fait déborder Dracula. La lumière divine qui les guide s’oppose à l’obscurité qu’affectionne ce dernier – quand il réclame des tempêtes, les chandelles qui l’entourent s’éteignent immédiatement, tandis que la simple présence de ses yeux en surimpression, alors que Harker lit une de ses lettres dans le train le menant à son château, suffit à assombrir le décor. Le château du vampire est certes éclairé par des chandelles, mais la flamme est alors placée sur le cercle : elle n’y est pas inscrite. Le seul véritable cercle de feu lié à Dracula est celui qui se trouve à l’entrée de son château et que traverse la diligence amenant le jeune clerc de notaire. Mais ces flammes circulaires sont bleues, comme l’eau : l’état liquide est autant l’allié de Dracula que la nuit. Pendant la tempête apparaît d’ailleurs la lune ; ressemblant au soleil, celle-ci en est pourtant l’envers. De la lune au soleil, du soleil à la lune, il y a une demi-journée, un tour d’horloge, une boucle. Un cercle.

Lilian Anthoine-Milhomme

À propos
Affiche du film "Dracula"

Dracula

Réalisateur
Francis Ford Coppola
Durée
2 h 10 min
Date de sortie
13 novembre 1992
Genres
Romance, Horreur
Résumé
En 1492, le prince Vlad Dracul, revenant de combattre les armées turques, trouve sa fiancée suicidée. Fou de douleur, il défie Dieu, et devient le comte Dracula, vampire de son état. Quatre cents ans plus tard, désireux de quitter la Transylvanie pour s’établir en Angleterre, il fait appel à Jonathan Harker, clerc de notaire et fiancé de la jolie Mina Murray. La jeune fille est le sosie d’Elisabeta, l’amour ancestral du comte…
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