Au cœur du vortex

Monster : The Jeffrey Dahmer Story de Ian Brennan et Ryan Murphy (2021)

Milwaukee, 1991. Le son d’une télévision, dont l’image apparaît progressivement, nous informe : cinq policiers blancs ont agressé un collègue noir en infiltration. Puis, une télécommande entre dans le champ, coupe la voix de la journaliste. Au détour d’un mouvement de caméra circulaire, la télévision laisse place à sa spectatrice ; et derrière le mur de l’appartement qu’elle regarde désormais, l’on perçoit, étouffés, des craquements et des bruits d’outils électriques. On comprend alors l’expression agacée de Glenda : ces sons sont récurrents. Ils reviennent en boucle, le soir, depuis des mois, et même plus d’une année. Parce que derrière le mur, juste derrière le miroir qui la reflète, juste à l’autre bout de l’aération qui communique directement avec son salon, son voisin, Jeffrey Dahmer, attire et tue des hommes dans son appartement, avant de faire subir toutes sortes d’expérimentations sordides à leurs cadavres. 

Tout débute par cette mise en contexte progressive, sur les contours du personnage qui sera principal ; nous sommes pour le moment spectateurs de ce qu’il laisse transparaître plutôt que de ce qu’il commet véritablement. Lorsqu’on pénètre pour la première fois chez le meurtrier, c’est par cette grille d’aération qui achemine sons — et odeurs — chez Glenda. Puis, ce sont les mains couvertes de sang que l’on voit. Le crime est déjà commis, et ses traces sont très grossièrement nettoyées. En fait, les preuves sont partout : elles saturent l’appartement et le cadre. Le sentiment d’impunité du tueur est tel que le rythme des meurtres s’est accéléré jusqu’à devenir ingérable. Les cadavres s’entassent, littéralement. L’insalubrité traverse plus que jamais l’appartement, comme le ferait l’humidité qui s’infiltrerait dans ses murs ; et de la même manière, traverse quasiment l’image elle-même, qui passe du jaunâtre au verdâtre, à l’instar de l’aquarium croupissant du tueur. Et c’est cette même saleté qui va gangrener notre écran, tout au long des neuf épisodes qui suivront.

Le récit s’ouvre sur une impasse. L’appartement saturé, la dernière victime attirée là, son calvaire interminable, et enfin : sa fuite, et l’arrestation de Jeffrey Dahmer. Départ depuis le cœur du vortex, autour duquel tout a gravité à vitesse exponentielle, et dans lequel tout a fini par être aspiré ; comme l’expliquera le tueur lors du sixième épisode, par le biais du jeu qu’il a créé lui-même, dans lequel les pions finissent par être engloutis. Alors que les policiers arrivent, tout est là, à vue, pour nous comme pour eux : la terreur, l’horreur, le dégoût, disséminés dans l’espace réduit d’un appartement, et dans l’espace réduit de ce premier épisode, qui touche, déjà, le fond. Et maintenant, l’avant et l’après. 

La série va se dessiner ainsi, par une succession de flashbacks mêlés à ce qu’il se passera à la suite de cette arrestation, comme si elle se trouvait au creux d’un tourbillon qui trace un mouvement circulaire autour de lui. Au-delà du rythme et de la temporalité en circonvolution, ce mouvement s’applique aussi à une autre dimension de la série : Jeffrey Dahmer n’est pas toujours au centre de la narration, elle tourbillonne autour de lui, s’attarde sérieusement sur certaines victimes, leurs familles, les parents du tueur — et critique, dès le premier plan, l’Amérique d’alors, nécrosée par le racisme et l’homophobie, qui ont largement permis aux meurtres de se multiplier. De cette façon, le personnage est certes principal, mais pas toujours central – ce que posait déjà la séquence initiale qui entrait dans l’histoire racontée non avec lui mais avec sa voisine. Cette circularité rythmique et narrative qui fait graviter autour du tueur permet à la série de gagner en profondeurs, d’accumuler des strates, des nuances, c’est-à-dire une complexité nécessaire au traitement d’un tel sujet qui, au delà d’être à l’origine d’une série, a été un véritable bouleversement pour la société, et surtout un véritable enfer pour les personnes qui y ont été confrontées. 

Et cette même complexité fait naître en nous des sentiments contradictoires. Le titre de la série l’annonce : Jeffrey Dahmer est monstrueux. Le dégoût que l’on ressent pour le personnage est instantané, dès lors qu’il apparaît pour la première fois dans la lumière jaunâtre du couloir de son immeuble. Pourtant, plus l’on va traverser les épisodes, et donc revenir sur des événements de son passé autant qu’avancer dans son histoire, plus l’on va être amené à le considérer en tant qu’être humain. Alors, l’on se demande, naturellement : est-ce la série qui rend volontairement le meurtrier un tant soit peu attachant, juste assez pour qu’on lui accorde une once de sympathie, comme cela a déjà été reproché à certaines productions Netflix du même genre ?

À partir de là, pris dans le vortex, nos sentiments se mélangent. Les questionnements sont nombreux, et nouent le ventre, en plus de l’écœurement que suscitent déjà les images. Nos pensées deviennent-elles immorales, ou pouvons-nous y trouver une explication rationnelle ? On ne peut pas dire que la série « glamourise » le personnage. Il est répugnant dès sa première apparition, il est montré comme tel ; l’interprétation est de ce point de vue si juste que l’on en oublierait presque l’acteur. La circularité temporelle de la série nous permet justement de prendre du recul, de remettre chacun des évènements en perspective, en instaurant une sorte de balancier continu entre l’horreur, le dégoût absolu et, en même temps, la prise en considération de la souffrance de chacun des protagonistes ; y compris celle de Jeffrey Dahmer. Ce que l’on nous dit là, c’est que le personnage, s’il a commis des actes absolument monstrueux, reste un être humain. Oui, ici, il a le droit à l’amour de son père, à son pardon, et peut-être nous dit-on qu’il ne méritait pas d’être tué ; à l’image de ses propres victimes. La série ne tranche pas, et elle a raison. La réflexion nous appartient, et elle est nécessaire. Mais il s’agit là de montrer les deux faces d’une seule et même pièce : être un humain n’empêche pas d’être un monstre.

C’est en rendant visible cette nuance au premier abord impossible que la série réussit son tour de force, se détache d’un simple true crime et se sort de la monotonie du catalogue Netflix. Les faces du personnage ne se contredisent pas, à la manière du Dr. Jekyll et de son Mr. Hyde : elles cohabitent au sein de sa seule personne, en même temps. Et c’est en entremêlant ces faces aux faits, aux points de vue, au contexte, que la série parvient à montrer que rien, et en particulier cette histoire, n’est jamais noir ou blanc, dichotomique. Elle nous prouve, bien que ce ne soit pas une tâche aisée, qu’il faut s’efforcer de regarder la réalité dans toutes ses dimensions, en mouvement, en contradictions, au cœur du vortex, pour tenter, peut-être, d’approcher une forme de vérité ; aussi difficile à admettre soit-elle.

À propos

Dahmer

Réalisateur
Ryan Murphy & Ian Brennan
Durée
1 h 00 min
Date de sortie
1 septembre 2022
Genres
Résumé
Le parcours du cannibale de Milwaukee, l’un des tueurs en série les plus connus aux États-Unis : de son enfance difficile à sa condamnation en 1992, et comment l’incompétence et l’apathie de la police lui ont permis de poursuivre ses crimes durant plusieurs années.
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