Assembler les pièces du puzzle

Mank, David Fincher (2020)

Citizen Kane, on le sait, s’apparente à un puzzle incomplètement assemblé : quand bien même le film révèle in fine la signification du mot (« Rosebud ») constituant le point de départ de l’enquête menée par un journaliste, de nombreuses zones d’ombres concernant la vie du personnage éponyme persistent. De la même manière, ceux qui espèrent de Mank qu’il dévoile toutes les caractéristiques de William Randolph Hearst, qui servit de modèle à Herman Mankiewicz pour écrire le rôle de Kane, seront déçus. Le businessman, montré avec parcimonie, n’a pas un rôle plus important qu’Irving Thalberg et Louis B. Mayer, dont est montrée l’influence qu’ils avaient (avec David O. Selznick) sur la vie politique américaine des 30’s, et plus particulièrement la manière dont ils ont favorisé l’élection, au poste de gouverneur de Californie, du républicain Frank Merriam aux dépens du socialiste Upton Sinclair via de fausses actualités cinématographiques et radiophoniques.

Ces agissements diaboliques (l’opérateur qui concrétise cette machination est bien conscient d’avoir signé un pacte faustien) font écho aux obscènes films de propagande produits à la même époque par le Troisième Reich, l’ironie étant que Selznick, Thalberg et Mayer étaient juifs. Les trois hommes exècrent les partis politiques de gauche, qui « veulent tout pour rien » ; seulement c’est aussi leur cas, comme le leur fait remarquer le personnage éponyme en faisant allusion à la forte diminution de salaire qu’ils ont plus ou moins imposée aux employés de la MGM. Les extrêmes se rejoignent en somme : leurs idées les opposent mais leurs méthodes les rapprochent.

Contenant et contenu

Ces oppositions masquées par des apparences semblables s’incarnent visuellement, en d’autres endroits du film, par plusieurs objets dont l’importance et le caractère (négatif ou positif) évoluent en fonction de ce qu’ils contiennent. On pense aux bouteilles entourant Mank alors qu’il écrit le scénario de Citizen Kane : d’abord remplies de somnifères nuisant à sa créativité, elles sont ensuite remplacées, sans que cela soit visible, par de l’alcool la favorisant ; on songe également au revolver avec lequel se suicide l’opérateur : l’arme semble inoffensive quand celui-ci la vide de ses munitions, avant qu’on n’apprenne en même temps que le héros que son collègue dispose d’assez de balles pour la recharger, et mettre ainsi fin à ses jours.

Le contenu influe donc sur le contenant : le premier renvoie bien sûr au scénario, tandis que le second évoque la mise en scène, selon une dichotomie qui peut sembler quelque peu dépassée mais trouve tout son sens dans le contexte du film. Car le cinéaste de Gone Girl montre Herman Mankiewicz comme un créateur, et met presque Welles de côté (tout le monde dans Mank s’accorde à dire que le script pas encore retouché par « the boy genius » est brillant). Et le travail de grande précision de Fincher (le montage dû à Kirk Baxter – comme toujours depuis L’Étrange Histoire de Benjamin Button – brille encore une fois par sa concision) met ici en valeur les dialogues littérairement ciselés écrit par son propre père, Jack. Cette priorité du scénario sur la mise en scène se matérialise notamment par une idée aussi simple que brillante : les cartons annonçant le cadre spatio-temporel de chaque flash-back sont inscrits progressivement à l’écran, comme si un auteur les tapait à la machine. Cet auteur, c’est autant Jack Fincher que Mankiewicz se souvenant des faits l’ayant conduit à écrire le premier film de Welles.

De l’ombre à la lumière

Le personnage éponyme apparaît dans toutes les scènes de Mank. Cependant, il se trouve le plus souvent dans une position de simple spectateur. Qu’il observe Louis B. Mayer persuader ses employés de réduire leur salaire de moitié ou qu’il assiste à un meeting d’Upton Sinclair, le protagoniste reste dans l’ombre pendant que les orateurs sont éclairés par des projecteurs ou des lampadaires. Et quand il quitte son rôle d’observateur pour prendre part à la comédie qui se joue, ce n’est que pour tenir le rôle secondaire de l’intellectuel-amuseur, de fou du roi Hearst. C’est justement lors du flash-back le plus proche temporellement de l’écriture du scénario, celui situé en 1937 dans le palais du businessman, que Mank s’aventure pour la première fois à tenir le rôle principal, se lançant dans une tirade insolente (où pointe déjà l’idée de Citizen Kane) en marchant autour de la table à laquelle sont assis les convives-spectateurs. Cette audace, que même le héros semble avoir du mal à supporter, scelle la rupture avec Hearst, qui finit par lui dire glacialement qu’il a « trop bu » – euphémisme pour signifier qu’il s’est permis – tel Prométhée – de défier les dieux, justifiant ainsi son exclusion définitive de l’Olympe.

Ce passage de spectateur à acteur se poursuit quand Mankiewicz écrit le scénario. Au moment où l’une de ses assistantes retire brutalement le rideau placé devant une fenêtre, il supporte d’abord difficilement l’aveuglante lumière du soleil-projecteur braqué sur lui. Il n’a, contrairement à Mayer-Thalberg-Selznick ou Hearst, eu aucune influence sur l’Histoire, et doit tout d’un coup écrire une page d’histoire du cinéma. Son statut d’acteur est seulement entériné quand il finit par demander à être crédité au générique de ce film, provoquant la violente réaction finale de Welles, immédiatement transférée dans le script de Citizen Kane, le scénariste continuant à se nourrir de la vie réelle. Statut confirmé par la réplique de sa femme confessant ne s’être jamais ennuyée depuis leur mariage : Mank est un spectacle à lui seul, et sa fin approche (« Je suis au bout du rouleau », avoue-t-il à son frère).

Diviser pour mieux créer

De fait, Herman transmettra bientôt le témoin à Welles, qui réalisera l’un des films les plus célèbres du monde, et – à plus long terme – à son frère, pas encore cinéaste au début des années 1940, mais dont la notoriété est aujourd’hui nettement supérieure à celle de son aîné : Joseph L. Celui-ci a d’abord débuté comme scénariste à la fin des années 1920, dans l’ombre de son frère : une analepse située en 1934 le montre d’ailleurs se plaignant de gagner moitié moins d’argent que le héros, lequel répond avec humour que Joseph est deux fois moins brillant que lui. Cette question de la scission, exprimée visuellement par l’emploi du noir et blanc, revient à plusieurs reprises dans le film : le personnage éponyme explique à sa femme qu’il refuse de collaborer avec la moitié des producteurs hollywoodiens, et que l’autre partie ne veut pas travailler avec lui ; Mayer lui révèle que 50 % de son salaire est pris en charge par la MGM, le reste l’étant par Hearst ; Welles, enfin, prononce ce jeu de mots graveleux après que lui et Mankiewicz ont été récompensés par l’Oscar du meilleur scénario : « Mank, you can kiss my half ! ». Le protagoniste déclare lui, au moment où la statuette lui est remise, être « heureux de recevoir ce prix de la même manière qu’il a écrit Citizen Kane : sans Orson Welles ».

La collaboration entre les deux hommes s’est donc faite de manière fractionnée, l’un prenant la suite du travail initié par l’autre. Cette façon de créer renvoie à un autre duo de personnages récents travaillant dans l’industrie cinématographique : l’acteur Rick Dalton et sa doublure cascade Cliff Booth, héros (fictifs) de Once Upon a Time…in Hollywood, de Tarantino. Leurs professions respectives les obligent par définition à travailler séparément, le second se substituant justement au premier lors du tournage de scènes d’action. Le cinéma consiste ainsi à assembler divers fragments de création pour leur donner une continuité, recomposer des personnages et l’époque à laquelle ils vivent – dût-elle être elle-même fragmentée en plusieurs années (dans le film de Fincher) ou mois (dans le long-métrage de Tarantino). S’il est moins émouvant que Once Upon a Time…in Hollywood, qui avait l’élégance de dissimuler sa rigueur et sa complexité sous des atours nonchalants et limpides, Mank est tout aussi dense et minutieux, et s’affirme comme une des œuvres les plus déroutantes du cinéaste.

Lilian ANTHOINE-MILHOMME

À propos
Affiche du film ""

Mank

Réalisateur
David Fincher
Durée
2 h 11 min
Date de sortie
13 novembre 2020
Genres
Drame, Histoire
Résumé
Dans ce film qui jette un point de vue caustique sur le Hollywood des années 30, le scénariste Herman J. Mankiewicz, alcoolique invétéré au regard acerbe, tente de boucler à temps le script de Citizen Kane d’Orson Welles.
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