En regardant ce biopic sur Godard, il ne faut absolument pas oublier qui est Michel Hazanavicius, au risque de croire qu’il a raté son hommage au cinéaste de la Nouvelle Vague. Car Michel Hazanavicius est très fort quand il s’agit de tourner en dérision ou en ridicule : rappelons qu’il est l’auteur de La Classe américaine : Le Grand Détournement (1993), une moquerie d’une heure dix des films américains et de leur « classe », mais l’auteur aussi des deux premiers OSS 117 (2006 et 2009), dans lesquels l’espion français éponyme est devenu la caricature de son modèle des années 60. Cette fois-ci, c’est une autre figure du cinéma français des années 60 qui sera la victime de sa dérision : Jean-Luc Godard.
Si la première séquence du film présente de façon solennelle, attendue et presque élogieuse le bon et grand Jean-Luc Godard, elle contient déjà des effets de distanciation, comme en clin d’œil au cinéma de Godard. Et c’est encore plus évident dans la séquence suivante. Godard discute avec ses amis dans un restaurant, s’attaque à la prétendue bassesse et au manque de liberté des acteurs, avant de se tourner vers la caméra et de déclarer, avec un cheveu sur la langue qui ne le quittera jamais : « Je suis sûr que si tu demandes à un acteur de dire que les acteurs sont cons, il le fait. » Dans ce regard caméra nous rappelant notre position de spectateur, soulignant que c’est bien Louis Garrel, l’acteur, qui incarne Jean-Luc Godard, se brise toute possibilité de faire de Godard un personnage prestigieux. Et par la même occasion, alors que nous imaginons Michel Hazanavicius demander à son acteur de s’auto-dénigrer pour rire d’un autre cinéaste, c’est la comédie qui s’installe. Ces conflits entre des personnages aspirant à d’illustres causes et des procédés filmiques à la fois contrariants et comiques vont se multiplier au cours du film. On aura par exemple la chance d’observer Louis Garrel et Stacy Martin dénudés, sans raison apparente, tandis que leurs personnages (Godard et Anne Wiazemsky) s’offusquent de l’obsession des réalisateurs à vouloir montrer leurs acteurs nus. Les contradictions entre les personnages et les effets, allant jusqu’aux intertitres et sous-titres détournant les propos tenus à l’oral, n’ont de cesse de rappeler que le personnage principal n’est pas nécessairement celui qui détient une raison supérieure : il peut être ridicule, tout comme l’est Hubert Bonisseur de La Bath.
Mais le film n’a pas seulement pour objet de moquer un cinéaste que tant chérissent, en le prenant à défaut, ou en le rendant burlesque, avec ses lunettes cassantes et ses chaussures glissantes. L’intention d’Hazanavicius est plus englobante, et ignore d’ailleurs relativement le contenu des films de Godard, préférant se limiter à des titres détournés : « Pierrot le mépris » ou, cette fois-ci sans rapport avec Godard, « Le premier des Mohicans ». Ce qui est visé, c’est de se servir de l’image de Godard pour s’attaquer plus globalement à un cinéma considéré comme intellectuel, ou élitiste. Pour mieux en rire, Michel Hazanavicius transforme son personnage central en une incarnation du cinéma, envoyée sur Terre pour guider les hommes… et il accorde sa mise en scène avec cette idée, faisant de la vie de Godard et tout ce qui l’entoure un cinéma, son cinéma. On pense d’abord à son appartement, qui reste pendant la totalité du film le décor de La Chinoise, puisque les couleurs y sont, comme dans le film, seulement bleues, rouges ou jaunes. Jean-Luc demande Anne en mariage — par un jeu de mot amusant de ridicule : M. et Mme Nous ont une fille, Marion : Marion Nous — et la scène qui suit est fragmentée en plans courts, plus ou moins proches, répétant à l’écran le mouvement d’un corps nu, seul, en noir et blanc. On pense à Une femme mariée (1964) : nous sommes en fait passés dans l’œil du cinéaste. Le mariage de cette femme à ce cinéaste lui permet de ne plus être filmée de façon convenue mais stylisée, car elle n’offre pas son intimité à un homme mais à une caméra : se marier avec Jean-Luc Godard, c’est se marier avec le cinéma.
L’identification de Godard au cinéma n’est pas ici le signe d’un hommage, mais plutôt une subversion. Celle de la place que l’on donne à Jean-Luc Godard — et qu’il s’offre lui-même — dans l’histoire du cinéma. Et c’est avec cette image que Hazanavicius s’amuse. Ainsi, Jean-Luc est l’histoire du cinéma, mais ce n’est pas une histoire heureuse : si elle commence bien, du côté de la comédie, elle devient vite désenchantée. Ce qui est dénoncé, c’est la renonciation au comique, suivant un objectif qui échapperait au public. Discours contenu dans le dialogue entre Godard et la jeune manifestante qui lui demande s’il refera des films drôles, comme ses premiers films : il se plaint que le monde n’est pas drôle, qu’il n’y a pas de raison que le cinéma soit différent, qu’il souhaite maintenant s’intéresser aux gens, et elle lui rétorque alors qu’avant tout, ce qu’il faudrait, c’est intéresser les gens. Ce qui se jouerait ici, c’est le début d’une scission cinématographique plaçant, d’un côté, le cinéma grand public, et de l’autre le cinéma élitiste. Et le cinéaste fuit, ridicule, se victimisant et accusant avec mauvaise foi son interlocutrice de ne pas rendre la conversation simple : le dialogue se rompt entre deux cinémas.
Dans la référence à « ses premiers films », ce sont bien sûr les débuts de l’histoire du cinéma et ceux du cinéma de Godard qui se confondent. Comme si le cinéma parlant avait étouffé ce qui existait auparavant, était devenu un cinéma de parlotte. Dans une scène apparemment érotique, puisque Jean-Luc y pratique un cunnilingus, Godard se redresse soudainement, la tête encore voilée par le drap de lit, et sa voix est comme une drôle de voix off, qui rompt la dynamique sensuelle et charnelle de la mise en scène. Anne l’invite à se taire, et il répond : « Bah oui mais… non, justement, pas ‘chut’ ! J’veux dire : à quoi ça sert d’avoir inventé le cinéma parlant si c’est pour ne jamais rien dire. » Même la tête entre les jambes, il pense au cinéma : évidemment, le décalage est drôle. Et notre rire, induit par la rupture qu’est l’invitation du burlesque dans l’érotique, vient avertir Godard qu’il se sert trop du parlant, à des moments inopportuns, en oubliant effectivement ce qui plaît : ici, un cunnilingus, là, la comédie.