Vomir sur des napperons de dentelle

Triangle of Sadness de Ruben Östlund

En compétition
Palme d’or

Le film est construit en trois parties, comme les côtés d’un triangle, méritant chacune une critique autonome, tant elles se distinguent. Mais d’abord, une introduction, belle et amusante : un journaliste en roue libre sème la zizanie dans un vestiaire rempli de modèles masculins qui attendent pour passer un casting. Avec une ironie fantastique, il les pousse à différencier les expressions faciales qu’ils proposent selon qu’ils jouent l’égérie d’une marque de luxe ou bon marché : il faut être souriant et sympathique pour les pauvres, mais froid et dédaigneux lorsqu’on est riche. C’est sur cette pierre d’humour ironique que se bâtit le propos du film.

Première partie : le restaurant

Deux magnifiques modèles dînent ensemble. La note arrive. La femme fait mine de ne pas la voir, et l’homme s’agace de se sentir forcé à payer. D’abord doucement, et avec de plus en plus de virulence, les deux amoureux se lancent dans un conflit visant à négliger ou surestimer l’importance de cette micro-interaction sociale. Le texte est juste et précis, jusqu’à devenir hilarant, tant il développe des enjeux semblant vitaux et futiles à la fois. Et les deux acteurs portent ce texte avec une sincérité prodigieuse. C’est un détail de la binarité du genre qui est dénoncé avec une subtilité humoristique en dentelle. Depuis mon siège, je jubile intérieurement de voir ce sujet traité, célébrant virtuellement et en avance la seconde palme d’or de Ruben Östlund ! Mais c’est une fausse piste, car si cette première partie mérite d’être multi-primée, sa prodigieuse finesse cynique n’est pas pour autant maintenue par la suite…

Deuxième partie : le yacht

Sur ce yacht, d’emblée divisé en trois groupes — les riches clients, le personnel de service, et le personnel d’équipage invisible pour la clientèle —, le couple de modèles qui portait l’excellence de la première partie se voit relégué au second plan. La cheffe du personnel reprend le flambeau de cette finesse cynique, mais couplée à son hypocrisie nécessaire face à ses clients bourgeois, les situations perdent en naturel, pour prendre la voie de la caricature dénonçant l’oppression de classes.

Le film glisse le long d’une pente infinie, forçant toujours davantage le trait, vers le grossier, puis le dégueulasse, et finalement l’insupportable. De la gerbe et de la merde. Voilà ce que nous sert Ruben Östlund pour remplacer sa dentelle. Et depuis mon siège, je ravale ma palme d’or. La dénonciation de l’ignominie bourgeoise tangue et échoue dans une haine répugnante, difficile à accepter, alternant par le montage avec une fausse confrontation, pas plus fine mais hilarante, entre un communiste américain et un capitaliste russe s’échangeant des citations — plutôt des punchlines — de Marx ou de Kennedy.

Sûrement que le réalisateur est heureux de son tour de force scatologique, puisqu’il est certain qu’avec cette scène abjecte de feux d’artifices de chiures et de vomissements, plus d’un bourgeois a certainement dû quitter la salle en direction des toilettes. Dans son indécence, il faut reconnaître que cette partie intrigue, surprend et questionne. Est-il absolument bon de provoquer ? Le comité tranche, dédiant la palme d’or à la nature choquante du film. Mais quel sens cela fait-il ? Il ne s’agit que d’une revendication subversive stérile, de la part, qui plus est, d’un réalisateur et d’un festival qui incarnent l’essence même de la bourgeoisie exécrée par le long-métrage. En clair, la fureur obscène des diarrhées et nausées n’est motivée que par une provocation haineuse et sans portée. L’animosité gratuite, qui n’engendre qu’elle-même, est indéfendable. Comme le film, le prix qui lui revient étonne, choque, et dégoûte.

Troisième partie : l’île

Comment peut-on revenir de ces naufrages — celui de la finesse, de la qualité d’engagement, de la justesse cynique, ainsi que celui du yacht ? Si c’était encore possible, Ruben Östlund n’y parvient pas : il continue à échouer. Son film s’égare dans une troisième partie très peu inspirée, annihilant encore les dernières traces de la finesse séduisante du début du film. 

Plutôt que de se saisir d’un troisième sujet pertinent, le réalisateur nous propose une moyenne des deux précédents — sexisme et privilèges de classe —, selon un concept maladroit et à l’intérêt politique limité, voire douteux : l’inversion des positions sociales à travers le matriarcat. La structure triangulaire du film est définitivement amputée d’un sommet : l’idée qui devait porter la troisième partie est bien pauvre — sans vouloir discriminer — et nous mène davantage vers un triangle de la déception.

À propos
Affiche du film ""

Triangle of Sadness

Réalisateur
Ruben Östlund
Durée
2 h 29 min
Date de sortie
28 septembre 2022
Genres
Comédie, Drame
Résumé
Après la Fashion Week, Carl et Yaya, couple de mannequins et influenceurs, sont invités sur un yacht pour une croisière de luxe. Tandis que l’équipage est aux petits soins avec les vacanciers, le capitaine refuse de sortir de sa cabine alors que le fameux dîner de gala approche. Les événements prennent une tournure inattendue et les rapports de force s'inversent lorsqu'une tempête se lève et met en danger le confort des passagers.
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