Un Cinéma en quête d’espace(s)

The Gravedigger’s Wife de Khadar Ahmed (2022)

Lors des Rendez-vous des Cinémas d’Afrique, ayant eu lieu du 9 au 15 mars 2022 à MonCiné, à Saint Martin d’Hères, nous avons eu la chance de voir en avant première The Gravedigger’s Wife (La femme du fossoyeur) de Khadar Ahmed. La séance s’est déroulée en présence du réalisateur qui a échangé avec les spectateurs. A notre grande surprise, après le débat, il a souhaité prolonger avec nous cette discussion de manière informelle.

Khadar Ahmed vit actuellement à Paris et a résidé quelques années en Finlande. En raison de la situation politique et économique toujours instable aujourd’hui en Somalie, il a constitué une équipe franco-finnoise pour aller tourner à Djibouti, pays voisin. 

Le casting est exclusivement amateur. Omar Abdi, qui interprète Guled le fossoyeur, est un ami de longue date du réalisateur, il a joué dans ses courts métrages de jeunesse. Yasmin Warsame, canado-somalienne, mannequin au Canada, interprète Nasra, la femme du fossoyeur. Kadar Abdoul-Aziz Ibrahim, qui joue leur fils, a été repéré à Djibouti par Khadar Ahmed quelques semaines avant le tournage. Il n’a pas lu le script et le réalisateur nous a confié qu’après lui avoir expliqué une scène, il le faisait improviser.

Un fossoyeur, très heureux en ménage, qui gagne assez pour faire vivre sa famille, doit trouver le moyen de réunir une importante somme en très peu de temps pour faire opérer sa femme, atteinte d’une grave maladie du rein. Malgré leur train de vie modeste, les protagonistes ne sont pas misérables. C’est la difficulté d’accès aux soins de manière équitable pour toutes les classes de la population que le réalisateur veut interroger.

Le film compte deux parties. La première porte sur le quotidien du fossoyeur et de sa famille, ponctuée de quelques interactions avec des voisins ou des amis. La deuxième partie s’ouvre après un dialogue entre le fossoyeur et son fils. Ce dernier se voit confier par son père la tâche de veiller sur sa mère, tandis que lui retourne dans son village natal pour réclamer son héritage (un troupeau de chèvres) à sa famille avec laquelle il est en froid.

Dès lors le cadre s’élargit. Le paysage se voit alors confier une plus grande charge dramatique. Sans avoir la prétention d’acquérir la fonction de personnage symbolique1, le désert que va être amené à traverser Guled nous renseigne sur l’état d’esprit du personnage, en plus de constituer une épreuve physique éprouvante pour lui. Toute la séquence du voyage contient de très belles idées : la difficulté croissante de Guled pour simplement mettre un pied devant l’autre après la perte de sa chaussure, par exemple, engendre un ensemble de petites péripéties qui aboutissent à un sous enjeu dramatique assez palpitant.. Khadar Ahmed fait preuve d’une grande maîtrise lorsqu’il s’agit de mettre en scène des péripéties. Nous irions même jusqu’à supposer que plus le niveau de détail est élevé, plus le réalisateur se sent à son aise. Cependant, cette maîtrise du détail entraîne involontairement un certain déséquilibre dans le film en général, et particulièrement entre la première et la deuxième partie. Au regard des thèmes développés dans chacune d’entre elles (d’abord le quotidien de la famille et ensuite les luttes conjointes en montage alterné du père et du fils pour contrer la maladie), on pourrait penser que le déséquilibre est de deux sortes. Soit il concerne la progression dramatique du récit : la première partie faisant office de situation initiale que l’aggravation de la maladie vient perturber jusqu’à rompre le quotidien familial, certes rude mais fait de points de repère, auquel cas, cet incipit étonne par sa longueur ; soit on a affaire à un problème de gestion de l’espace : le périple de Guled est le segment du film dans lequel la topographie devient la plus palpable, révélant par contraste le manque de liens entre les lieux qui composent la bourgade où vit la famille. Ces remarques concernant le scénario et l’espace peuvent finalement découler du même problème. Ce n’est pas tant qu’il y ait une absence de liens entre les événements intimes et le contexte dans lequel ils s’inscrivent mais le fait que ce dernier manque un peu d’ampleur. L’isolement des lieux les uns par rapport aux autres nous avait plu lorsque nous avons découvert le film car il donnait au film des airs de chronique riche de la truculence banale du quotidien, suffisante à elle seule pour faire un portrait complet de la communauté montrée à l’écran. De plus, les lieux fonctionnant en vase clos sont propices à la convocation d’un imaginaire scénique, théâtral, mais la grande majorité des cinéastes qui font appel à un tel imaginaire font évoluer leurs œuvres dans des univers oniriques. Au contraire, Khadar Ahmed ancre son premier long métrage dans un registre réaliste où le rêve intervient uniquement de manière diffuse, non ostensible dans des moments de temps suspendus voire étirés. Ceux-ci relèvent le plus souvent de l’intime, de la discussion informelle ou soulignent l’isolement d’un personnage dans ses pensées : il s’agit de rendre le plus fidèlement possible le ressenti intime du personnage, son rapport au présent sans que cela affecte esthétiquement l’image. La réalité du film est la nôtre ou cherche à s’en rapprocher au maximum. Ce constat établi, il est donc possible de voir en quoi le réalisme voulu par Khadar Ahmed entre en contradiction avec la caractéristique insulaire de nombre des espaces du film. La représentation de l’hôpital dès le début est à cet égard révélatrice. Ses décors sont restreints. Le mur d’enceinte devant lequel les fossoyeurs attendent l’ambulance au cas où il faudrait enterrer un blessé ou un malade décédé pendant le trajet, le bureau de la chirurgienne, un couloir et une ou deux autres pièces constituent tout ce qu’on voit du bâtiment. Il est impossible d’en donner une géographie même succincte. L’hôpital est évoqué sans qu’on ait l’impression qu’il fasse pleinement partie du réel. La médecin fait comprendre à Guled que l’hôpital manque de moyens mais cela n’apparaît pas à l’écran et n’est même pas formulé explicitement. On est plutôt en face d’une idée d’hôpital. Cela diminue grandement la portée émotionnelle relative au thème de la gestion de la santé en Afrique de l’Est, axe majeur du film. 

La composition des plans ainsi que le montage sont malgré tout pensés de manière à construire des lieux cohérents permettant d’accueillir les personnages. C’est l’espace qui nous donne parfois des informations non verbales sur eux. Khadar Ahmed a fréquemment recours au plan d’ensemble comme à un tableau pour exposer un lieu : la façade d’une riche propriété où se tient un mariage ou un grand arbre qui gagne encore en gigantisme grâce à la présence d’enfants en dessous. C’est la fixité des plans qui met en valeur de telles vues. Mais le réalisateur exploite aussi les possibilités du mouvement. Certains gros plans de visages ou inserts sur des objets vont ainsi se voir adjoindre un mouvement d’appareil pour mieux appréhender l’espace. Dans une scène nocturne avec des enfants autour d’un feu, un gros plan sur l’un d’eux accompagné d’un léger mouvement panoramique précède une coupe. Ensuite, un autre panoramique similaire en termes de durée, de vitesse et de direction vient prolonger le premier. Ce déplacement presque imperceptible achevé, la caméra se stabilise sur le visage de l’interlocuteur de l’enfant. Enfin, un plan large réintègre les autres personnages dans l’espace plus large d’un terrain vague accueillant visiblement un chantier de jour. Mais les deux gros plans de visage, reposant sur une symétrie l’un par rapport à l’autre, annoncent déjà l’élargissement du cadre. Cela confirme l’intuition du spectateur au sujet de l’agencement spatial deviné grâce aux deux plans serrés sur les visages. En faisant cela, le réalisateur valorise la perspicacité de son public. Dans le même ordre d’idée, une scène de jour montre un jeune homme observant timidement une jeune femme. L’homme est filmé assis tandis que la femme qu’il regarde se révèle être debout sur le plan suivant un peu plus large. La différence d’échelle et de positions des corps entre le soupirant et l’être aimé renseigne sur l’état d’esprit du jeune homme qui considère la jeune femme comme inaccessible. Au même moment Guled, assis à ses côtés, va prendre son verre et le mettre de côté tandis qu’un autre personnage taquin va positionner un verre vide devant le jeune homme. Celui-ci, captivé par la jeune femme qui se tourne vers lui, va prendre le verre vide pour boire avant de se rendre compte de la supercherie et de se mettre dans l’embarras sous les rires amusés mais bienveillants de ses camarades et devant le sourire de celle qu’il aime. L’agencement de l’action est donc organisé avec précision. L’espace est souvent montré de manière à nous donner des informations sur les futurs déplacements des personnages, sur leur état d’esprit ou sur l’environnement en lui-même. Khadar Ahmed et son chef opérateur jouent intelligemment sur les éléments de premier plan, la profusion d’informations visuelles, notamment lors d’une scène de course-poursuite entre des enfants et Guled dans un marché en plein air. Dans cette scène, de l’aveu du réalisateur lui-même, tout est fait pour que les spectateurs soient immergés dans l’action, aient l’impression d’être dans le marché et cela fonctionne bien grâce à l’attention portée à l’esthétique filmique, aux choix de cadrage. Khadar Ahmed ne fait pas les choses au hasard. Le film respire grâce aux mouvements et à de nombreux moments durant lesquels les personnages prennent leur temps.

Dans Timbuktu (2014), Abderrahmane Sissako exploite merveilleusement la profondeur de champ. La configuration de la ville avec ses hautes bâtisses quadrilatérales en terre, réparties de sorte à former un réseau de larges allées permettait effectivement au réalisateur de jouer sur la distance en montrant, par exemple, l’arrivée d’un personnage ou d’un véhicule de très loin. De même, cette topographie et ce cadrage lui offraient la possibilité de faire constamment le lien entre la ville et le désert en filmant la limite entre les deux espaces depuis le bout de certaines rues. A contrario, il n’est pas aisé dans La Femme du fossoyeur d’évaluer les distances entre le quartier des bidonvilles, le marché, le terrain vague, l’hôpital, la plage, le périphérique et le désert. Le problème que pose la rareté des prises de vue très larges, qui découlent de contraintes économiques ou topographiques, empêche cette mise en lien  que les nombreuses plongées et autres plans paysages permettent dans le film de Sissako. 

Il y a entre les deux cinéastes deux parti-pris différents. Sissako filme une ville vide, un décor, pour mettre en exergue l’oppression des islamistes sur la population. Ahmed de son côté filme une ville habitée qui se caractérise d’abord par sa forte activité humaine. Ce sont les habitants qui mettent en lien des lieux entre eux plutôt que la caméra qui prend en charge cette fonction à elle seule. Cela induit un problème inverse chez Ahmed : on ne comprend pas toujours les déplacements de Guled dans la ville.

Khadar Ahmed nous a confié que Timbuktu constitue une référence pour lui. Du film de Sissako, il conserve, dans le sien, une dynamique d’opposition entre l’espace urbain et le désert. Ce dernier prend, à certains moments des deux films, la fonction de lieu de transit. Celle-ci est bien sûr inhérente au désert, mais la mise en évidence d’une telle fonction dans les films de Sissako et Ahmed donne au désert un caractère inquiétant, insiste sur la dimension périlleuse de sa traversée. Les personnages s’y perdent et plus ils s’y attardent, plus leur espoir de retour chez eux s’amenuise. Dans des films portant sur la force des liens familiaux, le désert fait figure d’antagoniste : il est le lieu qui sépare les membres d’une famille presque contre leur gré. 

La Femme du fossoyeur est le premier long métrage somalien en langue somalienne à être réalisé depuis 30 ans. Ajoutons que la guerre civile a anéanti l’industrie cinématographique du pays. Avec son film et sa réception dans la communauté somalienne, Khadar Ahmed est convaincu que le cinéma peut renaître dans le pays. 

Notes : 

1. Ce que certains paysages peuvent devenir lorsque les choix de cadrage suggèrent que l’environnement est doué d’une volonté propre comme dans The New World (2005) de Terrence Mallick qui met l’accent par son recours à la voix off sur le caractère divin de la Terre-Mère.

À propos
Affiche du film ""

The Gravedigger’s Wife

Réalisateur
Khadar Ayderus Ahmed
Durée
1 h 22 min
Date de sortie
12 novembre 2021
Genres
Drame
Résumé
Guled et Nasra sont un couple amoureux, vivant dans les quartiers pauvres de Djibouti avec leur fils Mahad. Cependant, l’équilibre de leur famille est menacé : Nasra souffre d’une grave maladie rénale et doit se faire opérer d’urgence. L’opération coûte cher et Guled trime déjà comme fossoyeur pour joindre les deux bouts : comment réunir l’argent pour sauver Nasra et garder une famille unie ?
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