Variations autour d’un film : Le Genou d’Ahed.

Le genou d’Ahed, Nadav Lapid (2021)

Sorties de route

« Il y a quelque chose de pourri » en terre d’Israël, comme ces poivrons de la région de l’Arabah qui se désagrègent avant d’arriver à maturité, victimes du dérèglement climatique et de conditions extrêmes, entre pénurie d’eau et intense rayonnement solaire.

C’est bien de dérèglement dont il est question dans Le Genou d’Ahed, dernier film du réalisateur israëlien Nadav Lapid, et de culture agonisante. Pas uniquement celle de la terre – bien que le sol caillouteux de ce territoire désertique du sud-est du pays tienne le premier rôle – mais de celle qui relie les hommes, leur réservoir commun qui se vide peu à peu de substance et de sens, aux mains de politiciens ignares et obtus.

De Tel-Aviv à l’Arabah

Le film commence sur la route, à Tel-Aviv, à hauteur de moto. Une jeune actrice se rend à un casting pour le rôle d’Ahed Tamimi, activiste palestinienne rendue célèbre sur les réseaux sociaux pour sa gifle à un militaire israélien, et à laquelle souhaite rendre hommage Y, réalisateur à succès. La militante, condamnée pour son acte, continue depuis de mener des actions contre la politique d’Israël dans les territoires occupés, déchaînant l’ire d’un député d’extrême-droite qui proposera de lui « tirer une balle dans la rotule » pour la faire plier. 

Rapidement, le film délaisse le béton et le bitume pour s’élever à bord d’un avion militaire ; direction l’Arabah, non loin des rives de la Mer Morte, où Y est invité pour présenter l’un de ses films. À travers le hublot, les plaines cultivées du sud de Tel-Aviv se déploient, fertiles et verdoyantes, ensuite le paysage se transforme peu à peu, jusqu’à se faire avaler par le désert, nu et hostile. Face à ce spectacle, Y semble préoccupé et fiévreux. 

Le choix des armes

Au sol, Yahalom, jolie et fraîche représentante du gouvernement, l’accueille chaleureusement, ange égaré dans ce paysage lunaire. Leur rapprochement semble écrit et Nadav Lapid filme un long tête-à-tête avec corps alanguis sur méridiennes : elle tout sourire, lui renfrogné, mais sous le charme. Puis la belle harmonie vole en éclat en raison d’un formulaire à remplir et de sujets de discussion à cocher (la censure se tient en embuscade). Le rythme du champ contre champ s’accélère, collant au débit de Y, un mur d’incompréhension sépare maintenant l’artiste de la fonctionnaire.

Ils partagent pourtant la même foi en la culture et l’art, jugeant indigne la répression des opinions qui dévient du discours officiel. Mais ils n’ont pas affûté les mêmes armes pour la combattre. L’un dénonce sans relâche, au risque d’en payer le prix et de devoir s’exiler pour continuer à s’exprimer et travailler librement (comme Nadav Lapid qui vit à Paris depuis de nombreuses années). Et l’autre, directrice adjointe des bibliothèques, croit au pouvoir émancipateur des livres et tente de faire évoluer les mentalités de l’intérieur, en organisant aux confins du pays des rencontres entre des artistes et la population locale. Quitte à obéir à certains ordres de sa hiérarchie qui vont à l’encontre de ses convictions profondes. Deux trajectoires se frôlent et puis s’éloignent. Chacun sa route.

Be my baby

Le très antipathique (et double du cinéaste) Y est joué avec rage et abnégation par Avshalom Pollak, acteur-chorégraphe, dont les talents de performeur explosent lors d’une scène de danse enfiévrée. Lumière aveuglante, chaleur qu’on devine étouffante, lui, en blouson de cuir et lunettes de soleil, avec dans le casque la voix de Vanessa Paradis sur la musique de Lenny Kravitz. Ça bouillonne là-dedans, la colère gronde. La caméra qui le filme en travelling arrière devient parfois incontrôlable et s’échappe frénétiquement vers le ciel. Scène d’exultation qui n’est pas sans rappeler la course effrénée – filmée en travelling latéral – de Denis Lavant dans les rues de Paris sur le Modern Love de Bowie¹. Sauf qu’ici, le danseur finit face contre terre, dans la poussière.

Le genou d’Ahed montre d’autres danses : celle, solitaire, du chauffeur dans l’entrée de sa maison, et la chorégraphie des soldats de Tsahal lorsqu’Y évoque un souvenir traumatisant de son service militaire. Les chansons populaires qui les accompagnent permettent à Nadav Lapid de véhiculer des émotions brutes, presque animales – énergie, joie, fureur, effroi – en contrepoint de l’âpreté du propos. 

Des parenthèses dansées étaient d’ailleurs présentes dans la majeure partie des films projetés à Cannes cet été (où Le genou d’Ahed a obtenu le Prix du Jury ex-aequo avec Memoria d’Apichatpong Weerasethakul), comme un fil rouge imprévu, symptomatique d’un air du temps post-confinement. 

Déroutes

Ce besoin de libération du corps et de la parole va atteindre son apogée et véritablement exploser avec une longue scène cathartique de la seconde moitié du film. Pendant presque 40 minutes, en haut d’une dune, dans une ambiance crépusculaire, Y crache sa haine envers son pays au visage de Yahalom. En roue libre, il l’humilie et la lamine, sans retenue. Elle souffre mais encaisse cette logorrhée parfois délirante car derrière le cinéaste muselé, elle perçoit une autre souffrance : celle du fils dont la mère est mourante. Le politique percute l’intime : il sera bientôt temps de dire adieu à sa mère et à son pays, de se préparer à bifurquer sans se retourner quand tout aura été dit.

Cette scène démente, de pure rage, est à la limite du supportable. Le spectateur ne peut qu’être en empathie avec le personnage féminin, victime expiatoire du désespoir d’un réalisateur impuissant à changer l’ordre des choses. Le propos du film est essentiel mais la forme déroute et questionne.

Le genou d’Ahed est le contraire d’un film aimable : quand l’opprimé s’y mue en oppresseur, il provoque le malaise. Il semble parfois réservé à un cercle d’happy few, d’initiés capables d’en saisir les enjeux car suffisamment informés des politiques israéliennes ainsi que du parcours personnel du cinéaste et de sa relation tumultueuse à son pays. Tourné dans l’urgence, en deux semaines, le film fait la part belle à la frénésie, moins à la pédagogie. On en sort sonné et hébété comme après une grosse gifle.

 

¹ Carax Leos, Mauvais sang , 1986.

 

Alexa Bertrand

La passion, à côté

Vroum. On commence à fond, à moto, certains d’où nous allons, sans hésitation, pour la première et dernière fois du film. Un moteur sous la pluie comme une colère sous les bombes. La pluie n’est pas larme, car Ahed ne pleure pas. Combinaison en cuir intégrale, casque couvrant le visage. La pluie sur la caméra nous rappelle que nous sommes dans un film, ce n’est qu’une vision. Ainsi Ahed n’est pas Ahed, ou en tout cas, elle n’est pas la seule. Plusieurs visages, plusieurs insultes, plusieurs genoux, une même colère, une seule vision sûrement fantasmée par le réalisateur, double lui aussi.  Y ou Lapid ? Nadav Lapid se fantasme Y, Y se fantasme Ahed. Empruntant gestes et dialogues à Jeanne d’Arc, Ahed se voit mise dans une position de martyre. Encore une fois, la force qui la place dans cette position est plurielle. C’est ici Nadav Lapid, Y, et par extension l’image médiatique qui a entouré Ahed Tamimi. 

Suivant la crise existentielle de son protagoniste, le film fuit. Non pas en moto mais en avion, le trajet Tel Aviv-Arava en moto ferait un bien trop long trajet, et un film bien différent. Nous sommes maintenant dans une région désertique, à côté de tout, pour voir un film à côté de celui que nous pensions voir.

Y rencontre Yahalom, fait face à son amour/haine pour Israël. Ils se regardent comme on regarde un ancien amant qu’on reverrait après une longue absence, on brûle de désir pour un baiser partagé. Mais il n’arrivera pas, car d’autres sentiments ou états de conscience, l’affect devenant idée, prennent le dessus. La caméra devient instable, frénétique, va chercher on ne sait quoi, qui serait ailleurs, à côté. S’il est possible de voir une gratuité dans ces mouvements (voire l’envie d’appartenir à un cinéma apparemment intellectuel), l’abondance de ces plans semble vouloir crier quelque chose. Le désir d’ailleurs, d’à côté, oui. Mais peut-être le besoin de simplement faire ce qu’on veut, le hurler, et cela dans un pays où apparemment on ne fait pas ce qu’on veut et surtout on ne dit pas ce qu’on veut. Encore moins si l’on est cinéaste. Encore moins si l’on est juif. Encore moins si l’on est Israélien. Au point de devoir signer un papier, indiquant les sujets dont on parlera, ordre du ministère de la culture. Cette intrigue bouffe le film. Le ministère de la culture nous empêche, même depuis son écran, de voir le film qu’on est venu voir, Le genou d’Ahed. Il s’exporte hors du film, nous rappelant qu’il est une entité bien réelle, et que son influence peut arriver jusqu’à nous, ou en tout cas changer ce que nous regardons au cinéma. Des sujets à cocher, ceux proposés seront ceux que le film tâchera soigneusement d’écarter. Tout tourne maintenant autour de ce papier, il est comme une balle dans le genou de Y, qui peut maintenant devenir martyr, celui que Nadav Lapid n’a pas encore pu, ou su, devenir. 

Y semble confondre martyr et messie, et semble vouloir devenir le sauveur du peuple. Malheureusement ce n’est pas la première fois qu’on se trompe de messie. Quel genre de sauveur crache à la figure des gens qu’il veut sauver ?

Les intentions de Y sont nobles, montrer aux gens qu’ils vivent dans un pays qu’il trouve aliénant. Les traiter d’imbéciles est-il un bon choix ? Faut-il changer le système en se plaçant totalement en dehors de lui, ou bien jouer son jeu, à l’image de Yahalom ? Impossible de séparer la mer en deux dans une région sans eau. Poussé par le désir de devenir messie, Y se voit magiquement attiré par toutes sources d’eau. Sur son visage, comme de l’eau bénite, sa sueur comme le sang du christ. Et ce lac, mer rouge indomptable par un Moïse veste en cuir en plein cagnard dans le désert. L’eau comme source de vie, Y semble en avoir grand besoin. Il ne cessera de s’en verser, comme pour mettre de la vitalité dans ce corps inexpressif aux allures de robot. L’eau a quitté les poivrons, la vie semble avoir déserté ces lieux. Les gens semblent sans force vitale, mais Y mangeant irrespectueusement les pâtisseries faites avec amour, est-il plus humain ? 

Est-ce le soleil qui nous fait délirer ainsi ? Aucun meurtre commis, mais des marches dans le désert qui deviennent des marches dans la ville; est-ce là ton oasis, Y ? Fantasmes de musique et de danse, jusqu’aux fantasmes sexuels de soldats frustrés en pleine guerre, le cinéaste lui-même fantasme ses films. Entendant une chanson à la radio, Y annonce que le film qu’il est venu présenter ici se termine sur cette exacte chanson, et que c’est un film très violent. Or, de ce qu’on peut voir du film, à savoir une scène d’amour et des plans d’un enfant, c’est tout sauf violent, et le film ne se termine pas du tout sur ladite chanson. Nous aimerions en voir un peu plus de ce film, lot de consolation au genou d’Ahed, mais encore une fois nous sommes à côté. Et pourquoi ? Parce qu’il y a plus urgent. Il faut sauver le pays, et pour cela détruire la seule personne qui essaye de faire changer les choses. Elle constitue une brèche dans le système, c’est ici qu’il faut attaquer, s’en prendre à la seule personne qu’il considère un temps soit peu comme une bonne personne.

Hurler. Enfin. Comme une colère sous les bombes. Faut-il, soi aussi, poser des bombes ? Y semble dire que oui, et enferme Yahalom au moyen de son corps et de cette caméra qui n’ira plus voir ailleurs, à côté. Ça se referme comme les barreaux d’une cellule. Hurler. Enfin. Hurler ce qu’il pense de ce pays, état « nationaliste-raciste-sadique-abject », allant même jusqu’à présenter implicitement son armée comme des néo-nazis, en parlant de suicide au cyanure. C’est une pure scène de torture pour Yahalom, pour lui faire cracher des informations. Les instruments ne sont pas létaux, et pourtant. Il lui vole alors une pensée, son avis sur le ministère, avis mis en scène mot par mort par le cinéaste, même si ce n’est que de la mise en scène du réel. Quel genre de messie Y veut-il être ? Au nom de quelle opération de sauvetage se permet-on cela ? Y est peut-être heureux lorsqu’il se fait frapper par le peuple, en bon martyr qu’il souhaite être.

 C’est une véritable arme qu’il brandit contre Yahalom, ce ne peut pas être plus clair que lorsque la sœur de notre prisonnière demande à prendre sa place, comme s’il y avait réellement un pistolet sur sa tempe. Car il y en aura bien un si cet enregistrement est envoyé. Y devient alors plus humain qu’il ne l’a jamais été, car il en regarde enfin d’autres pour de vrai. Peut-être lui fallait-il les regarder à travers la source de vie si rare ici, l’eau des larmes. Rassurons-le, tu es quelqu’un de bien. Tu n’es pas toujours obligé de regarder à travers des larmes, il y a d’autres solutions, comme regarder à travers un téléphone pour parler à sa mère, ou bien une caméra plus grande pour raconter l’histoire d’un réalisateur en Israël qui serait en train de perdre sa mère, et qui aurait besoin d’une grande cause pour hurler à l’injustice. 

Alors qui es-tu Nadav Lapid, celui qui refuse d’envoyer son enregistrement aux journalistes, celui qui l’envoie, le soldat qui a peur, le soldat qui a compris la mascarade, ou bien le sergent oppresseur ? Où es-tu Nadav Lapid, tout à la fois; ailleurs. Un pays à côté de l’autre ? 

Ou bien es-tu simplement, noblement, un enfant pleurant sa mère, larmes en plein milieu du visage. 

Peut-être Le genou d’Ahed est-il un film parlant de délire sous le soleil, de procès pour avoir commis un meurtre ou un massacre, d’étranger chez soi, nous disant de tout arrêter un moment, car « Ce matin maman est morte ».

Théophile Van Bloeme.

À propos
Affiche du film ""

Le Genou d’Ahed

Réalisateur
Nadav Lapid
Durée
1 h 40 min
Date de sortie
15 septembre 2021
Genres
Drame
Résumé
Y., cinéaste israélien, arrive dans un village reculé au bout du désert pour la projection de l’un de ses films. Il y rencontre Yahalom, une fonctionnaire du ministère de la culture, et se jette désespérément dans deux combats perdus : l’un contre la mort de la liberté dans son pays, l’autre contre la mort de sa mère.
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