Une existence multiple

Dracula, Francis Ford Coppola, 1992

La voix se déplace

Après avoir renié Dieu et appelé les pouvoirs obscurs, Dracula (Gary Oldman) s’est métamorphosé en vampire. Ce qu’il est devenu et son nouveau pouvoir sont exposés dans le film par un crescendo d’indices disposés minutieusement. Pour rivaliser avec la force divine à laquelle il s’est opposé, le comte dispose d’un pouvoir qui le rapproche d’un dieu : son omniprésence. D’une façon indirecte, le vampire accompagne le voyage de Harker (Keanu Reeves) de Londres vers la Transylvanie. La lettre du comte Dracula, envoyée à Jonathan pendant son voyage, fait appel à sa voix, et c’est la mutation de la voix qui manifeste l’intrusion de Dracula. Avec un ton sombre, un accent anglais différent où la prononciation de la lettre “r” est roulée, et une ambiance sonore composée des hurlements des loups, cette voix hante l’esprit de Harker pendant un moment. Dans le château, il y a toujours des cris, des chuchotements, des hurlements et des voix ressemblant à celles des esprits. Non seulement ils accompagnent Dracula dans ses paroles, mais ils habitent aussi l’espace où il demeure. L’idée de l’omniprésence est traduite par le son (voix, chuchotements, mais aussi hurlement des loups…) ; Dracula existe par-delà sa présence physique.

Les yeux se déplacent

D’après le mythe, l’identification d’un vampire comporte quelques étapes : il s’agit de reconnaître quelques phénomènes bizarres, dont la mort et l’apparition d’animaux comme les chauves-souris où les loups. Pendant le trajet en train, en présence de la lumière, Dracula se manifeste à la faveur d’un fondu enchaîné, avec ses seuls yeux bleus froids en surimpression sur un ciel rouge-orange. Toujours pendant le voyage de Harker, lorsque celui-ci se trouve seul au bord de la route, dans le noir, Coppola compose avec plusieurs éléments et accentue le pouvoir du vampire à la tombée de la nuit, grâce au mouvement de certains éléments dans le cadre. Lors de la deuxième manifestation du vampire, un plan d’ensemble montre un loup passant en avant-plan entre les arbres, derrière Jonathan, loin et minuscule. Gros plan de la tête du loup avec ses yeux qui brillent : le son des ronronnements et des aboiements lui fait tourner la tête. Les yeux du loup nous rappellent ceux du comte, évoquent une puissance et une liberté de se déplacer, de contrôler et de hanter l’espace et ses différentes composantes. Le pouvoir de Dracula bascule du passif à l’actif en passant du jour à la nuit, et de la lumière vers le noir. Il est présent par ses yeux mais se métamorphose en animal. Coppola place Harker au milieu et alterne les plans entre lui et les éléments qui l’entourent de façon à le cerner, afin que Dracula, et par la suite le danger, encerclent le visiteur londonien. 

L’ombre se déplace

Ainsi le film illustre-t-il cette ubiquité abondante. Nous suivons Harker de dos à son entrée au château et, grand classique, la porte s’ouvre toute seule à son arrivée. Sur le mur en face de Jonathan, l’ombre d’une silhouette se projette, tend ses bras et ses longs doigts, grossit jusqu’à remplir toute la surface du mur. La musique en off s’arrête et des sons de chuchotements ou de fantômes enveloppent le mouvement panoramique de la caméra, qui se tourne vers Dracula. Celui-ci est immobile et tient une lampe dans sa main gauche : il assiège son visiteur par cette introduction fantastique et cette mise en scène qui favorise sa domination. Le spectateur se rend compte que la silhouette projetée sur le mur ne suit pas le mouvement de Dracula : elle est autonome et peut interagir comme un être vivant pour se déplacer, bouger et même mordre comme on le constatera plus tard à l’entrée des docteurs Van Helsing (Anthony Hopkins) et John Seward (Richard E. Grant) dans la chambre de Lucy (Sadie Frost). Celle-ci, allongée sur son lit, crie et gémit de douleur ; au-dessus d’elle, l’ombre projetée sur le mur s’élève pour sortir du cadre et quitte la chambre par la fenêtre, en faisant tomber des gouttes de sang sur le tapis. Ainsi, Dracula existe partout à travers son mouvement, par le déplacement corporel mais aussi grâce à son ombre. Il est toujours dominant à l’image, toujours en disproportion par rapport aux autres personnages du film, sauf Mina, celle qu’il aime.

La caméra se déplace

Une grande partie de la force inhumaine de Dracula tient à son mouvement rapide, son pouvoir de distraire, de se déplacer et se placer à des endroits inattendus. Ce pouvoir surnaturel se traduit dans la séquence où il voyage vers Londres : il est à la fois dans le bateau, au zoo, dans la ville et la maison de Lucy. Ce déplacement rapide et multiple apparait surtout quand la caméra devient subjective : le montage en jump cuts représente un mouvement proche de celui d’une bête et, par un effet d’accélération à l’image, le réalisateur met en valeur la domination du vampire. Tout en restant fidèle au livre, Coppola propose un Dracula-monstre, à l’apparence humaine ou animale mais enveloppé d’un pouvoir divin. Dracula se métamorphose aussi sous d’autres formes, devient lui-même l’œil de la caméra, et hante à un moment le spectateur pour l’inclure dans son plan diabolique.

 Mehdi Ben Rejeb

À propos
Affiche du film "Dracula"

Dracula

Réalisateur
Francis Ford Coppola
Durée
2 h 10 min
Date de sortie
13 novembre 1992
Genres
Romance, Horreur
Résumé
En 1492, le prince Vlad Dracul, revenant de combattre les armées turques, trouve sa fiancée suicidée. Fou de douleur, il défie Dieu, et devient le comte Dracula, vampire de son état. Quatre cents ans plus tard, désireux de quitter la Transylvanie pour s’établir en Angleterre, il fait appel à Jonathan Harker, clerc de notaire et fiancé de la jolie Mina Murray. La jeune fille est le sosie d’Elisabeta, l’amour ancestral du comte…
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