Where do you go Jack Whitman ?

La performance de Jason Schwartzman dans le personnage de Jack Whitman chez Wes Anderson

Une rétrospective exhaustive de la carrière d’acteur de Jason Schwartzman (neveu de Francis Ford Coppola) serait sans doute l’occasion d’explorer les variations autour de la figure du jeune garçon au sale caractère, qui intéresse Schwartzman depuis Rushmore (1998). Mais nous préférons nous focaliser sur son rôle de Jack Whitman, personnage présent dans deux films de Wes Anderson, l’une des performances les plus émouvantes de cet acteur atypique et un peu méconnu du grand public en France.

L’univers de Wes Anderson, extrêmement coloré, emprunte nombre de codes esthétiques et formels à la fable, aux livres pour enfants et aux contes de fées. A contrario, les personnages qui peuplent ses films possèdent, pour la plupart d’entre eux, une part de cynisme avérée. Ainsi, Bill Murray y incarne très souvent des personnages d’homme d’âge mûr quelque peu désabusé, quand Schwartzman se voit confier des rôles de jeunes hommes immatures, assez présomptueux voire irritants. Les personnages d’Anderson sont, en somme, des créatures qui cherchent à sortir du cadre doré comme de petits animaux à la recherche d’une ouverture dans la boîte qui les retient prisonniers. Dans The Darjeeling Limited (2007), Schwartzman incarne donc Jack Whitman, un homme au caractère un peu lunaire. Avec ses deux frères, il décide de faire un voyage initiatique en Inde pour retrouver leur mère qui a entrepris une retraite spirituelle dans l’Himalaya.

Faisant office de prologue au Darjeeling Limited, et sorti la même année, le court-métrage Hôtel Chevalier dépeint de son côté l’idylle furtive dans une chambre d’hôtel de Jack Whitman avec une de ses amies de longue date, incarnée par Natalie Portman. Schwartzman a fréquemment joué des rôles de tyrans égoïstes, autocentrés, imbus d’eux-mêmes, tel Gideon Graves dans Scott Pilgrim (2010) d’Edgar Wright. Jack Whitman est à l’inverse un grand romantique, même si la figure du bad boy pointe de temps à autres aux travers de ses paroles (Jack commence par s’agacer de la visite surprise de son amie, et déclare plus tard égoïstement que l’évolution de leur relation après avoir couché ensemble lui importe peu). Lorsqu’il se prépare à accueillir la jeune femme, Jack vérifie que son IPod, trônant sur une commode, est bien réglé et prêt à diffuser la bonne chanson romantique. Il s’agit de Where do you go to (my lovely), un single de Peter Sarstedt sorti en 1969. Dans cette chanson écrite à la première personne, le chanteur s’adresse à une femme, lui demande ce qu’elle devient maintenant qu’elle a du succès et qu’elle fréquente le tout Paris. La mécanique dramatique de Where do you go to repose, comme Hôtel Chevalier, sur la nostalgie. La mélodie d’une boîte à musique actionnée par Natalie Portman, peu après son arrivée dans la chambre d’hôtel, vient faire écho à la chanson diffusée par l’IPod. La ballade est emblématique d’un imaginaire hippie marqué par les regrets autant que l’utopie. Soulignons que le visage de Jack Whitman peut être vu comme un hommage à celui que Sarstedt arborait quand il interprétait cette chanson à la télévision : une grosse tignasse de cheveux formant presque un casque, avec une moustache symétrique s’arrêtant aux commissures des lèvres et dessinant une sorte d’entonnoir autour de la bouche. Jack Whitman semble s’être arrêté aux années 70. Son romantisme même est empreint d’un certain machisme presque inconscient, que l’on retrouve d’une certaine manière dans le texte de Where do you go to, le chanteur voulant lire dans les pensées de la femme. On pourrait presque voir dans la scène de séduction de Jack une manière de se moquer de cette incapacité à se départir d’un certain machisme.

La relation entre Jack et la jeune femme s’articule autour d’un rapport amour/haine. Ce jeu un peu cruel est mis en exergue par l’intégration des deux personnages dans l’espace relativement restreint de la chambre, restriction qui est renforcée par l’ordonnancement très pointilleux du cadre chez Anderson. Les déplacements des amants s’effectuent selon une logique d’étapes répétitives : ils se meuvent nonchalamment puis s’arrêtent pour échanger quelques mots. On assiste à une confrontation émotionnelle, sentimentale, sensuelle. L’acceptation de la séparation ne se fera chez les deux jeunes gens qu’à l’aube, lorsqu’ils décideront enfin de sortir sur le balcon pour observer Paris au petit matin. Ils sortent alors symboliquement du cadre, la succession des plans fixes du lit, de la salle de bain et de la pièce principale laissant place à un travelling puis à un panoramique final : la caméra attend que les personnages soient retournés dans l’appartement pour nous dévoiler la rue et l’immeuble d’en face.

L’attitude de Jack, comme son personnage anachronique, est un moyen de se protéger. Dans The Darjeeling Limited, on apprend en effet que les frères Whitman ont perdu leur père. Dans un flashback où ils se rendent à l’enterrement, Jack présente un menton glabre et les cheveux soigneusement ordonnés avec la raie sur le côté. Le numéro de sosie de Sarstedt devient dès lors plus limpide. Jack cherche un apaisement, a entrepris la quête spirituelle avant ses frères. On apprendra d’ailleurs, pendant le voyage des frères Whitman en Inde, qu’il est écrivain. Il a retranscrit littéralement le dialogue qu’il a eu avec son ex petite-amie à l’Hôtel Chevalier pour en faire la matière d’une future nouvelle. On comprend, à travers la difficulté à définir exactement la nature de la relation qui lie le personnage de Natalie Portman à Jack, la complexité de leur histoire vécue en commun. D’ailleurs, ce passé va hanter Jack pendant toute une partie du Darjeeling : il consulte des messages de son ex, et elle apparaît dans la chambre de l’Hôtel Chevalier, chambre qui se retrouve téléportée dans le train de touristes qui donne son nom au long-métrage. Ce déplacement spatial est inclus dans une succession de petits tableaux qui constituent ensemble les compartiments du véhicule. La caméra, passant d’un petit espace à l’autre, est un motif formel récurrent du cinéma d’Anderson qui permet de se faire rencontrer l’art cinématographique, l’art théâtral et le jeu enfantin. Cette jonction de trois moyens d’expression distincts est un équivalent visuel d’un commentaire que pourrait faire le narrateur omniscient d’un conte de fée. Ce plan séquence traversant le train de gauche à droite s’insère au milieu d’une scène de méditation familiale lorsque les frères retrouvent leur mère. Les compartiments figurent la succession des images mentales que les trois hommes ont retenu de leur périple et desquels ils sont en train (c’est de circonstance) de tirer des leçons pour pouvoir avancer et repenser leur relation fraternelle.

Avec le personnage de Jack Whitman, Jason Schwartzman donne une dimension supplémentaire à l’archétype du macho qu’il maîtrise parfaitement. Dans beaucoup de ses autres rôles, la fragilité des mauvais garçons qu’il incarne n’est perceptible que si l’on comprend que la surenchère de confiance qu’ils arborent n’est qu’une façade. Au contraire, cette fragilité est palpable et assumée dans le caractère de Jack Whitman. C’est un personnage qui se met à nu, a plus de mal à dissimuler ses faiblesses et ses doutes. Au-delà, le fantasme de Jack se rêvant hippie permet à Wes Anderson de réfléchir à l’idéalisation de cultures qui semblaient a priori sortir des schémas traditionnels du patriarcat. Le thème est cher à Wes Anderson, qui dépeint souvent dans son œuvre des familles imprégnées d’une éducation “Flower Power”. Mais ce n’est bien évidemment qu’un angle de lecture de The Darjeeling limited, qui s’apprécie aussi comme road-trip déjanté.

À propos

À bord du Darjeeling Limited

Réalisateur
Wes Anderson
Durée
1 h 31 min
Date de sortie
7 septembre 2007
Genres
Aventure, Drame, Comédie
Résumé
Trois frères qui ne se sont pas parlé depuis la mort de leur père décident de faire ensemble un grand voyage en train à travers l'Inde afin de renouer les liens d'autrefois. Pourtant, la "quête spirituelle" de Francis, Peter et Jack va vite dérailler, et ils se retrouvent seuls, perdus au milieu du désert avec onze valises, une imprimante, une machine à plastifier et beaucoup de comptes à régler avec la vie... Dans ce pays magique dont ils ignorent tout, c'est alors un autre voyage qui commence, riche en imprévus, une odyssée qu'aucun d'eux ne pouvait imaginer, une véritable aventure d'amitié et de fraternité...
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