Le cours de l’eau

Le motif du fluide dans Arrival de Denis Villeneuve (2016)

Un panoramique descend le long des nervures incurvées de lattes en bois. Elles emplissent l’entièreté du cadre, si bien qu’aucune donnée spatiale ne contextualise l’origine du mouvement : ce n’est peut-être pas tant le mouvement de la caméra qui leur confère un caractère longiligne que ce caractère-même qui donne naissance à un mouvement. Paradoxe de la caméra de Denis Villeneuve qui, à la fin du panoramique, s’arrête, et ouvre sur une baie vitrée dévoilant l’étendue d’une eau stagnante. La ligne d’horizon du lac, nette, brise le mouvement ascendant précédent. Le paysage aqueux est contenu dans la vitre, que les montants cadrent à la manière d’un tableau ou d’une photographie ; ces médiums qui, pour célébrer le cours du temps, figent les cours d’eau.

À l’avant de la vitre, dans le coin droit du cadre, gît une table sur laquelle sont posés deux verres de vin, évoquant le temps suspendu des vanités : le vin ne coule plus à flots. « We are so bound by time », livre Louise en voix off. Le temps limite, aliène, cadre. La caméra continue son perpétuel mouvement, s’approche de plus en plus de la baie vitrée, jusqu’à ce que cette dernière finisse par emplir le cadre et se fasse submerger par l’eau dormante du lac au loin. Réminescence de la douloureuse antithèse d’Apollinaire « Les jours défilent, je demeure », faisant du mélancolique un être à l’arrêt, qui se demande même chez Lamartine s’il ne pourra « jamais sur l’océan des âges / Jeter l’ancre un seul jour ? ». Ces vers contrastent avec les mots que Louise prononcera pour sa fille Hannah bien plus tard dans le film à l’occasion d’un flashforward : « you are unstoppable with your swimming ». C’est que Hannah, n’en déplaise aux poètes romantiques, navigue dans le temps comme un saumon remonte le courant : elle ouvre le film par sa mort, et le ferme par sa naissance.

Écriture du mouvement, écriture en mouvement. L’écran blanc situé dans le vaisseau alien – écho à la vitre de la maison de Louise – distribue de part et d’autre de sa surface les deux conceptions antagonistes du mouvement qui irriguent le film. L’une de l’arrêt, l’autre du fluide et du mouvement.

Devant l’écran est posé un oiseau en cage. La caméra fixe en plan serré l’oiseau prisonnier, si bien qu’elle écrase toute perspective, imprime la silhouette ombrée du volatile sur l’écran blanc en arrière-plan. L’oiseau bouge frénétiquement ; les barreaux de la cage fragmentent son corps et hachent ses sauts. Il rappelle l’étude des mouvements aviaires d’Etienne-Jules Marey, qui a mené à l’invention de la chronophotographie – ancêtre du cinématographe. Au sein de l’écran, la gravité semble si lâche, emplie d’un liquide si vaporeux, que les heptapodes s’y meuvent avec la grâce d’un oiseau dans les airs comme d’un poisson dans l’eau : ils volent et nagent tout à la fois. L’écran blanc des aliens contient doublement l’illusion du mouvement qu’a permis la chronophotographie : il est à la fois le lieu où gravitent avec fluidité les corps des heptapodes et le lieu où s’impressionnent successivement les saccades du mouvement des oiseaux.

C’est plus encore à travers l’écriture, thème central et figure esthétique majeure du film, que se cristallise le mouvement et son envers. Lorsqu’un alien projette pour la première fois une brume noire à la surface de l’écran, celle-ci s’agglomère jusqu’à former un signe circulaire. Louise, stupéfaite, tient son petit tableau blanc sur lequel est inscrit en lettres capitales « HUMANS ». Le plan d’après, composé de la même façon, montre l’un des scientifiques chargé de filmer l’échange, tenant une caméra plutôt qu’un tableau : à l’encre liquide du stylo qui s’imprime sur une feuille succède l’encre de lumière vaporeuse, qui s’impressionne.

Or, l’encre des aliens est un fluide impossible à canaliser et à fixer. En un simple travelling, la caméra passe d’une vue d’ensemble de l’écran alien, sur lequel vient de se déposer un signe d’encre, à l’écran de retour vidéo de la caméra du scientifique, qui zoome sur le signe fraîchement apparu. Le fluide alien engage un mouvement entre la caméra de Villeneuve (extradiégétique) et la caméra d’un scientifique (intradiégétique). Il passe ainsi d’un régime d’image à un autre sans jamais se laisser fixer par l’un ou l’autre ; ce qui provoque quelques plans plus tard une forme de panique chez Louise (« ok, slow down », murmure-t-elle) lorsqu’elle s’aperçoit que l’encre des aliens se disloque avant de se reconfigurer aussitôt en un autre signe, sans lui laisser le temps de comprendre, de capter, d’imprimer ce qui se passe sous ses yeux.

Pour elle, la seule manière de parvenir à communiquer avec les heptapodes est de se servir d’une tablette tactile, à partir de laquelle elle recompose un signe alien morceau par morceau. L’affichage de la tablette prend la forme d’un tableau regroupant diverses formes de signes que Louise a auparavant identifiés et traduits en mots ou idées simples. Le signe, une fois recomposé, s’affiche sur l’écran situé derrière elle. Ce dernier diffuse les signes les uns à la suite des autres dans un effet de montage. Mais la manière qu’ont les humains d’appréhender l’écriture des heptapodes suit une logique de fragmentation contraire à son essence. D’ailleurs, lorsque Louise se retrouve plus tard à l’intérieur de l’écran face à un des heptapodes, elle ne comprend pas les implications de ce qu’il lui écrit. Incompréhension suggérée par un montage qui privilégie la coupe en alternant champ et contrechamp : l’alien écrit « Louise has weapon », et le montage renvoie hors-champ sa métamorphose en « Use weapon ». La mise en scène, plutôt que de s’appuyer sur un plan-séquence qui simulerait l’espace en un seul et unique mouvement, adopte un système linguistique fragmentaire étranger à l’écriture en mouvement des heptapodes.

Ophélie. Le fluide alien renvoie à l’imaginaire du théâtre des fantasmagories – procédé du 18ème siècle permettant de projeter la silhouette fantomatique d’un tableau en verre peint sur un écran de fumée. Alors que l’écriture humaine disparait à la faveur de coupes, reléguée à un hors-champ, celle des aliens jaillit à partir de la paroi-même. Leur toute première apparition se fait d’ailleurs en plan frontal : sur l’écran, une brume grise apparait puis se concentre en deux points jusqu’à former les deux aliens. Leur disparition, à la fin du film, suit le même schéma : les vaisseaux se soulèvent dans les airs, et se désagrègent en fines particules de brume et de pluie ; ils ne quittent pas le champ, mais s’y disséminent, à l’image d’un des vaisseaux filmés en vue zénithale, dont l’évaporation se confond progressivement avec la mer située en contrebas, à l’arrière du champ. Le fluide suit alors, de part et d’autre du film, une dialectique de l’apparition et de la disparition (le fameux noème “ça a été” de la photographie selon Roland Barthes) : lorsqu’il est d’origine étrangère, il infuse l’image, la contamine. Voire la hante. Le fluide déclenche un flashforward lorsque, motivée par l’un des heptapodes, Louise dépose sa main sur la vitre alien pour y dessiner avec lui un signe ; lorsque le clapotis de l’eau lui ravive les souvenirs d’une vie à venir ; lorsque le bruit des pages de schéma qu’elle tourne dans son bureau la ramène à celles que tournera Hannah des années plus tard, montrant notre planète bleue et une fillette immergée jusqu’à la taille dans l’eau. Quand ils surgissent, ces souvenirs coupent Louise dans son élan. Elle marche, dessine… Et soudain elle s’arrête, prostrée, a besoin d’une chaise au plus vite : les souvenirs contaminent son esprit, la dépossèdent de l’instant présent, et par extension de ses mouvements.

Si le fluide contamine, il est alors bien ironique qu’une voix portée enjoigne les soldats sortis du vaisseau alien à se diriger vers un sas de décontamination, dans lequel les combinaisons oranges sont rincées à grandes eaux. L’eau purifierait… Pourtant, Ian, dont le visage perle d’eau pure, ressent le besoin de vomir, de se purger. Une prise de sang est même nécessaire à Louise pour vérifier sa santé après qu’elle a enlevé sa combinaison dans le vaisseau alien. Le sang qui se verse petit à petit dans le flacon est sombre, rappelant le vin qu’elle boit, au début et à la fin du film, face à sa baie vitrée, et dont la lumière pâle et bleutée du lac qu’elle filtre noircit le breuvage par un effet de contre-jour. Le liquide est semblable à la bile noire d’Aristote, substance aqueuse à l’origine des tourments de l’homme mélancolique. Il noie Louise dans un bain de brume qu’elle inhale alors qu’elle se trouve à l’intérieur de l’écran, évoquant l’eau mortifère dans laquelle baigne l’Ophélie du peintre John Everett Millais. Il paralyse en même temps le corps de Louise, dont la vue de trois quarts dos la met à la fois face à son poste de télévision et à l’eau dormante du lac qui transparait derrière la baie vitrée.

Mais, parce que Hannah n’est décidément pas un être comme les autres, le fluide est une attirance bien plus heureuse et vivace pour elle que pour sa mère ou que pour n’importe quel autre personnage dans Arrival. La petite fille court joyeusement en direction du lac, chaussée de ses bottes d’un bleu plus vif que le pâle halo qui cerne constamment Louise. Aimantée de la sorte par les points d’eau, elle joue, elle expérimente avec la faune aquatique, l’eau clapote. En somme, elle trouble le calme mortifère qui régnait habituellement à la surface du lac, et brise sa ligne d’horizon jusqu’alors parfaitement figée. Et si c’était Hannah, au bout du compte, le seul et véritable alien arrivé pour mouvementer la vie sans vagues de Louise ?

À propos

Premier contact

Réalisateur
Denis Villeneuve
Durée
1 h 57 min
Date de sortie
10 novembre 2016
Genres
Drame, Science Fiction, Mystère
Résumé
Lorsque de mystérieux vaisseaux venus du fond de l’espace surgissent un peu partout sur Terre, une équipe d’experts est rassemblée sous la direction de la linguiste Louise Banks afin de tenter de comprendre leurs intentions. Face à l’énigme que constituent leur présence et leurs messages mystérieux, les réactions dans le monde sont extrêmes et l’humanité se retrouve bientôt au bord d’une guerre absolue. Louise Banks et son équipe n’ont que très peu de temps pour trouver des réponses. Pour les obtenir, la jeune femme va prendre un risque qui pourrait non seulement lui coûter la vie, mais détruire le genre humain…
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