To be alone with you

Ad Astra de James Gray (2020)

Dans The Lost City of Z, James Gray filmait les allers et retours de l’explorateur Percival Harrison Fawcett entre l’Amazonie et l’Angleterre et, à travers ce parcours, son obsession pour le mystère de cette jungle. Deux ans après, il s’agit toujours de parler d’un parcours qui place les personnages face à leurs angoisses et leurs contradictions les plus profondes. La profondeur, le cinéaste l’explore en suivant la relation père-fils qui traverse sa filmographie depuis de nombreuses années déjà : avec la famille Grusinsky dans We Own the Night, les Fawcett dans The Lost City of Z donc, mais aussi la famille Kraditor de Two Lovers. Personnages aux trajectoires différentes qui permettent toutes de dévoiler une intériorité, ce grand territoire qu’il s’agit pour eux de dominer et, pour le réalisateur, de mettre en lumière. Ad Astra élargit encore ce territoire, émotionnellement et géographiquement. Vers les étoiles

Le dernier des classiques

Le trajet de Roy McBride (Brad Pitt) est un trajet forcé. Il est contraint de retrouver son père, Clifford McBride (Tommy Lee Jones), qui serait encore en vie sur Neptune, et que l’on soupçonne d’être le responsable d’un incident qui menace la population mondiale. Roy doit donc parcourir l’espace : de la Terre à Neptune en passant par la Lune et par Mars,  les planètes se présentent à lui comme autant de points de repère dans sa quête intérieure. Le film progresse ainsi par étapes, dans un déroulé très simple qui permet au sujet de s’épaissir, voire de se rendre mystérieux au fur et à mesure que le personnage se découvre. Roy est en effet rempli de failles, excelle dans son travail d’astronaute autant qu’il échoue dans sa vie personnelle, obligé de s’envoler à des milliards de kilomètres pour s’apaiser. 

Le réalisateur trace lui aussi son propre parcours, en semant sur son chemin quelques subtilités pour mieux accompagner son personnage principal. Ce dernier est la figure centrale du film, et même la seule à à compter, puisqu’il est le seul, ou presque, à poursuivre un véritable but. Durant une grande partie de son voyage, cette force tranquille, quasi mutique, au rythme cardiaque stable quelle que soit la situation, se désintéresse des rencontres qu’il peut faire, tel un vieux cowboy à la Eastwood sorti tout droit d’un film des années 70. Il est possible de regretter que les personnages secondaires soit peu développés, mais cela permet à James Gray de s’accorder avec son personnage, de partager son obsession et donc son objectif. La simplicité de l’aventure – celle d’un homme à la recherche de son père – s’accompagne d’une certaine épure de la mise en scène. James Gray distille de petits effets, tel le corps de l’ex femme de Roy disparaissant lentement du lit lorsque le souvenir de sa rupture est évoqué, pour mieux faire vivre les « grands » moments.

Au nom du père

Sur cette route semée d’embûches, dont une très belle course-poursuite sur la Lune, c’est une réflexion autour de l’hérédité qui progresse, le fils s’interrogeant sur l’homme qu’il est réellement pour faire face à son père. 

L’absence de ce dernier durant une longue partie du film, comme dans la vie personnelle de Roy, permet de créer une figure mystérieuse, celle d’un homme adulé par sa hiérarchie du fait de ses exploits professionnels, et qui n’a pas hésité à sacrifier sa vie pour son projet : trouver une autre forme de vie ou de conscience. Une analogie certaine se crée alors entre le père et le fils à travers cette vocation d’astronaute partagée par les deux personnages, et dans laquelle chacun trouve sa place au détriment d’une vie personnelle en dents de scie, pour ne pas dire complètement contaminée par cette même vocation. Logique de contamination qui est coeur du questionnement sur l’hérédité : Roy est absorbé par la figure écrasante de son père, comme condamné à répéter les mêmes actions, à adopter le même point de vue. 

Les deux hommes cherchent paradoxalement à fuir leur isolement ; le fils s’exile dans l’univers pour mieux se retrouver, tandis que le père s’échappe de sa solitude en vouant son existence à la découverte d’une forme de vie extraterrestre. A l’homme seul dans son vaisseau et dans sa vie répond la solitude des hommes face à l’immensité de l’univers. Père et fils se ressemblent aussi par leur incapacité à voir la réalité telle qu’elle se présente à eux, tant elle est obstruée par leurs obsessions. Roy délaissait sa vie de couple – « même quand tu étais là tu étais loin » lui disait son ex-femme – car l’espace lui manquait. Le père, lui, ne voit pas la beauté de ses trouvailles, de ces images accumulées au gré de ses recherches, parce qu’il lui manque une réponse à sa question majeure.

Cet effet de miroir entre les personnages permet de souligner la double altérité du personnage central, avec un père autre, du fait de son absence et de son mystère, mais aussi soi-même comme autre, puisque dominé par la figure paternelle et son héritage. « Suis-je un autre ? » : cette réflexion, Roy l’exprime en voix-off tout au long du film entre questionnements personnels et questionnements sur le père (« cette mission l’a-t-elle brisé, ou l’était-il déjà avant ? »), toujours dans un jeu de miroir entre les deux individualités qui se répondent sans cesse.

Mémoires de nos pères

De quoi parle Ad Astra ? D’un fils face à son père, sans doute, d’un réalisateur face à ses personnages, peut-être, mais au delà aussi d’un réalisateur face à sa propre création. Comme Paul Thomas Anderson avec Phantom Thread, James Gray s’interroge sur son travail de metteur en scène en partageant, encore une fois, les interrogations de son personnage. 

De son propre aveu, le cinéaste avait en tête deux oeuvres majeures durant le tournage : Heart of Darkness de Joseph Conrad, et 2001 : A Space Odyssey de Stanley Kubrick. Avec le livre de Conrad, il est évident que c’est Apocalypse Now de Francis Ford Coppola qui est aussi invoqué, et les liens se font assez naturellement : un homme en traque un autre et découvre au fil de son parcours de nouvelles vérités sur lui. A ces références, le réalisateur en ajoute d’autres, et emprunte aux grands noms du cinéma – la « zone »sur Mars rappelle celle du Stalker d’Andreï Tarkovski, et on y retrouve d’ailleurs le chien. Mais c’est aussi la manière qu’a James Gray de mêler l’histoire intime de ses personnages avec la grande histoire, ici celle d’une conquête spatiale, qui convoque le souvenir des westerns de la grande époque, où le trajet personnel d’un homme se mêlait à la conquête de l’Ouest. 

Si James Gray partage beaucoup avec son personnage, c’est parce qu’il construit son travail en miroir de celui de ses pères à lui. Si Roy est contaminé par son père,  il en va de même pour le réalisateur qui se trouve absorbé par ses maîtres cinématographiques, par rapport auxquels il ne se juge « pas assez bon ». Il est alors touchant, voire bouleversant, de voir un cinéaste incapable (volontairement ou non) de se détacher de l’héritage dont il se sent dépositaire, et du travail qu’il croit devoir accomplir pour l’honorer. 

Lorsque Roy enregistre un message pour son père dans l’espoir de le contacter, rare moment du film où le personnage vacille, il prononce cette phrase : « I hope we can reconnect ». Dans la voix tremblante de Brad Pitt, il y a peut être aussi celle de James Gray s’adressant à ses maîtres. C’est dans cette même idée que peut se situer la rencontre finale (ce fameux « grand » moment) entre Roy et son père, un Tommy Lee Jones épuisé et courbé qui jure avec l’image dépeinte jusqu’alors, rencontre durant laquelle le premier est en bas et le second au dessus. C’est un jeu de regard, une contre plongée et une main tendue. Cette même main qui sera donnée à Roy lors de son retour sur Terre, et qu’il acceptera en souriant comme un signe de son apaisement intérieur. Ad Astra n’est que cela : une main tendue vers le passé dont les fantômes peuplent l’espace, un geste délicat avec lequel James Gray parvient à illustrer le vide qui sépare deux étoiles. Et le combler.

À propos
Affiche du film "Ad Astra"

Ad Astra

Réalisateur
James Gray
Durée
2 h 03 min
Date de sortie
17 septembre 2019
Genres
Science Fiction, Drame, Thriller, Aventure, Mystère
Résumé
L’astronaute Roy McBride s’aventure jusqu’aux confins du système solaire à la recherche de son père disparu et pour résoudre un mystère qui menace la survie de notre planète. Lors de son voyage, il sera confronté à des révélations mettant en cause la nature même de l’existence humaine, et notre place dans l’univers.
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