Une chaise est vide dans l’appartement

Analyse des liens familiaux dans Rumble Fish de Francis Ford Coppola

La table est habituellement le lieu privilégié où se tissent et se nourrissent les liens familiaux. Or, dans Rumble Fish (1983), film de Francis Ford Coppola, un père (Dennis Hopper) écourte le plus souvent ces moments d’intimité avec ses deux fils : Rusty James (Matt Dillon) et Motorcycle Boy (Mickey Rourke).

 

Lorsque ce père rentre chez lui, la caméra filme l’ombre de cet homme qui n’est plus que l’ombre de lui-même : un ancien avocat devenu alcoolique. Lorsqu’il ouvre la porte de son appartement, il tombe sur ses deux fils attablés. Une troisième chaise vide est posée à côté de la table. Cette chaise pourrait être la sienne. Dans le plan suivant, Rusty James se lève pour demander de l’argent à son père. Le champ de vision s’élargit et d’autres éléments de l’appartement sont perceptibles, dont une quatrième chaise placée à côté de cartons. Cette mise en scène souligne une absence : l’absence de la mère, l’impossibilité de s’établir de nouveau et d’aménager un chez-soi convenable. Les livres sont posés les uns sur les autres à même le sol. La quatrième chaise se trouve avec les livres et les cartons, vestiges d’une ancienne maison, d’un passé intellectuel (le père est un ancien avocat vivant à présent des aides sociales) et d’une mère qui est partie. Le manque est visible, matérialisée par cette chaise vacante. Le décor de cet appartement souligne la difficulté de reconstituer une famille.

Dans cette première scène, le père ne prend pas place sur la chaise qui lui est destinée. Après avoir remarqué, sans s’alarmer ni s’y attarder, la blessure que Rusty James s’est faite lors d’une rixe avec une bande rivale, il lui donne l’argent demandé et met de la distance rapidement, en se dirigeant vers l’autre extrémité de l’appartement. C’est Motorcycle Boy pour continuer la conversation qui se lève de table et se dirige vers son père alors que Rusty James, lui, s’est assis de nouveau. Un jeu de chaises musicales se met en place. Le père a préféré s’asseoir sur son lit plutôt que de rejoindre ses fils à table. Motorcycle Boy s’assoit à ses côtés, pose son bras sur l’épaule de son père et vient lui chiper une bouteille cachée dans son veston. Quand ce dernier réussit à récupérer sa bouteille, il dit à son fils aîné : « Tu es exactement comme ta mère » avant de reprendre son rôle de père et de demander à Rusty James de faire preuve de plus de prudence. Tous les trois se retrouvent sur le lit et rejouent une scène d’enfance, une scène d’affection et de camaraderie. Les boules de billard, étrangement apparues et disposées sur le sol de l’appartement, semblent signifier qu’il ne s’agit là que d’un jeu et que la réalité est toute autre.

Pour maintenir un semblant de lien familial, Rusty James ne peut compter que sur son frère mais Motorcycle Boy est lui aussi un personnage évanescent. Il se tient à l’écart, il erre dans les rues. Seuls certains poissons, les Rumble fish, ces poissons combattants, ont toute son attention dans le « pet store ». Il peut les contempler pendant des heures. Ces poissons apparaissent en couleurs dans ce film en noir et blanc. Ils sont placés dans l’aquarium dans des compartiments séparés car ils pourraient être tentés de s’entre-tuer. Mais jetés dans la rivière, Motorcycle Boy pense qu’ils ne se battraient pas car ils auraient suffisamment de place pour vivre.

Dans la scène du bar, dernière scène familiale du film, le père refuse une nouvelle fois de s’attarder trop longtemps à table avec ses fils. Il ne s’agit plus de jouer sauf pour mettre les cartes sur table. Le faux-semblant familial est rompu. Même Rusty James ne parvient plus à accrocher le regard de son frère, plus distant que jamais.

Pendant la discussion, Rusty James demande à son père si leur mère, partie plusieurs années plus tôt, était folle. Les croisements de regards se font rares et fugaces. Toute la famille semble être en porte à faux. Le père noie sa réponse dans une théorie de la perception aigüe des choses avant d’affirmer que leur mère n’était pas folle. Motorcycle Boy, lui, reste en retrait de la discussion. Seul Rusty James, filmé en très gros plan quand la discussion dérive sur son frère, ne se cache pas, ne se protège pas. Il se lève et vient s’asseoir aux côtés de son frère pour lui faire face. Il étend son bras le long de la banquette, si bien que sa main semble toucher celle de son frère qui, lui, l’a laissée repliée sur son épaule. Une unité alors se produit.

Cette image fait écho à la photo que Motorcycle Boy regarde en veillant son frère blessé.

Il lit à la lueur d’une chandelle un livre dont le marque-page est une photo d’eux enfants. Le fond sonore se déploie alors autour de l’enfance, de leurs rires. Motorcycle Boy est en train de lire As a Man Thinketh de James Allen, un livre sur le pouvoir de la pensée. Le chapitre qu’il lit s’intitule « Effects on health and body ». Les souvenirs heureux de cette enfance ont un effet apaisant. Le grand frère veille sur son petit frère dans l’ordre des choses et la lumière de la chandelle vient conforter cet instant d’intimité où les deux protagonistes peuvent se sentir en sécurité, comme sous l’effet du foyer retrouvé. Mais ce climat de confiance est vite balayé par un travelling latéral qui débouche sur leur père, ivre, allongé sur un lit face à eux, tenant encore dans son sommeil une bouteille dans sa main. Le fond sonore apaisant alors disparait pour laisser place à un grondement sourd et menaçant.

Un deuxième retour à l’enfance est mis en scène lors d’une déambulation nocturne des deux frères dans les rues remplies de la ville.

Dans la cohue, les deux frères s’arrêtent au coin d’une ruelle. Un peu plus tôt, Rusty James avait dit à son frère qu’il détestait rester seul, qu’il adorait se retrouver au milieu de la foule, que le sentiment de solitude lui donnait la sensation de se faire étrangler. Tout en continuant à marcher, Motorcycle Boy lui raconte alors le départ de leur mère qui l’a emmené avec elle, laissant Rusty James avec leur père. Ce dernier s’est saoulé pendant trois jours et Rusty James est resté seul tout ce temps dans la grande maison où ils habitaient alors. Il avait deux ans. À ce moment de l’histoire, Motorcycle Boy s’arrête de marcher, il continue son récit et soudainement sa voix se transforme, les rumeurs de la foule font place une nouvelle fois à des rires d’enfants, de la même manière que la scène dans l’appartement. Cette fois-ci les rires font place aux pleurs. La caméra filme en gros plan le visage des deux frères et occulte tout ce qui se passe autour. Ils se retrouvent dans une bulle temporelle l’espace de quelques secondes : « Elle a fini par m’abandonner. Ils m’ont ramené chez le vieux. C’est de là que te vient ta peur de rester seul ». « Tu ne me l’avais jamais dit avant » lui répond Rusty James, juste avant que la bulle temporelle se crève et que le fond sonore revienne au présent, celui de la ville. « Je pensais qu’il ne valait mieux pas que tu le saches » conclut Motorcycle Boy. Cette confidence fait son effet, le rythme s’accélère. Les révélations de son frère déstabilisent Rusty James et le mettent en colère. Le cadre manifeste ce tourment, il se fait tremblant et saccadé. C’est la seule scène du film dont la prise de vue est faite caméra portée à l’épaule. De ce tremblement se dégage un trouble, le sentiment de ne plus pouvoir cadrer correctement le jeune homme qui se retrouve hors champ en pleine discussion avec Steve, son ami d’enfance. Un cut permet de refaire le cadre sur lui mais il s’en ait fallu de peu pour que le personnage s’échappe du rôle qui lui est assigné et dérape dans la violence. Heureusement, Steve, l’ami fidèle, se fait l’oreille et le modérateur de son tourment.

Lorsque Motorcycle Boy meurt, abattu par le flic Patterson, Rusty James accomplit le dernier vœu de son frère et relâche les Rumble fish à l’eau. Ceux-ci sont pacifiés et ont suffisamment de place, comme Motorcycle Boy l’espérait, pour ne pas s’entre-tuer. Rusty James alors fuit. Il prend la moto, prend la route. On le retrouve plus loin au bord de l’océan, comme appelé par un besoin d’espace vital. Son ombre s’enfuit du lieu de la mise à mort puis sa silhouette se dessine à contre-jour face au soleil couchant plongeant sur l’océan. Rusty James effectue un geste initié par son frère (il continue à suivre ses pas) mais semble aussi faire une tentative d’affranchissement. Il est seul de nouveau, prêt à prendre un nouveau départ, adulte à présent. Le passage à l’âge adulte s’initie pour Rusty James par la séparation avec son frère et par un départ vers des terres déjà foulées par ce dernier. Ce geste peut aussi être pensé comme une fuite, un effort désespéré pour contrer la folie héréditaire qui semble planer sur la famille. Rusty James quitte le territoire où son frère régnait pour appréhender un espace vierge où tout reste à faire, un espace de liberté. Lui aussi s’est échappé de l’aquarium.

À propos
Affiche du film ""

Rumble Fish

Réalisateur
Francis Ford Coppola
Durée
1 h 34 min
Date de sortie
20 octobre 1983
Genres
Action, Crime, Drame
Résumé
Tulsa, Oklahoma. Petite frappe locale, Rusty James rêve d’égaler les exploits de son grand frère, le Motorcycle Boy, légendaire chef de bande qui a choisi de s’éclipser. En son absence, pour être à la hauteur de sa réputation et se tailler la part du lion, Rusty se frotte aux gangs rivaux… Un soir, une rixe tourne mal. Le voyou est gravement blessé et ne doit son salut qu’à l’intervention inattendue de son aîné. Mystérieux et charismatique, le Motorcycle Boy est de retour chez lui…
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