ENTRETIEN AVEC MARIANNE LAMBERT

Marianne Lambert est réalisatrice et directrice de production pour le cinéma ; elle a longtemps travaillé avec Chantal Akerman et a réalisé le documentaire I don’t belong anywhere. Ce film est un portrait de la cinéaste belge, terminé en 2015, année de la disparition de Chantal Akerman et de la sortie de son dernier film : No Home movie.  C’est avec bienveillance qu’elle s’est donné au jeu de l’entretien et a accepté de répondre à mes questions.

Adria Desaleux : GRÜBELN, j’aimerais que nous commencions avec ce mot. Il est employé par Éric de Kuyper dans la  préface du livre Les  rendez-vous  d’Anna,  écrit  par Chantal Akerman avant le tournage du film qui porte le même titre. Selon Éric de Kuyper ce mot allemand, intraduisible en français résume parfaitement le geste créatif de Chantal Akerman, renvoyant à un certain « souci constant de la pensée tordue ». Vous avancez vous-même, dans un entretien avec  Audrey Lenchantin, que Chantal Akerman  est  une cinéaste  hors format. Une atmosphère si particulière habite ses films, l’avez-vous retrouvée chez elle en tant que personne ?  Est-ce cet aspect qui vous a conduit à réaliser un documentaire sur son travail ?

Marianne Lambert : C’est vrai que j’ai dit que Chantal était une cinéaste « hors-format » et je continue à le penser tant son travail est éminemment personnel et unique ! Il est donc impossible de la ranger dans une « case » quelconque, tout étiquetage étant réducteur ! Voici dans quel contexte  ma motivation à faire un film, sur elle et son travail, est née : Avant de réaliser I don’t belong, j’ai eu l’occasion de travailler à 3 reprises avec Chantal. Pour commencer, en 1993 sur Portrait d’une jeune fille de la fin des années 60 à Bruxelles, pour Arte, où j’ai, pour la première fois, exercé la fonction de régisseur général. Une deuxième fois, 10 ans plus tard, c’était sur Demain on déménage, tourné également à Bruxelles. J’étais à nouveau régisseur général. Six ans plus tard, à la fin de l’année 2009, Chantal m’a appelée pour me proposer d’être Directrice de Production sur La Folie Almayer. Pendant presque 1 an, j’ai accompagné Chantal à la préparation de ce film, fait les premiers repérages au Cambodge, suggéré à Chantal de confier la production exécutive du film à une autre maison de production en Belgique… J’étais totalement investie. C’est véritablement à travers tous ces moments qu’une complicité s’est nouée entre nous, que j’ai compris à quel point elle était un personnage singulier et que l’envie de faire un film sur elle est née. C’est bien la personne de Chantal qui a été l’inspiration de ce documentaire.

Adria Desaleux : Votre film s’intitule I don’t belong anywhere. Un titre très évocateur qui renvoie à la fois au anywhere (partout) mais donc aussi au nowhere (nulle-part). Il me semble que c’est quelque chose qui traverse à la fois le temps de la création, puis le film, et donc enfin le spectateur. Cette idée de n’appartenir à nulle part, et finalement un peu à partout. Est-ce un sentiment que vous partagez vous aussi en tant que cinéaste et en tant que femme ? Et finalement à qui renvoie le « I » de la phrase-titre ?

Marianne Lambert : Votre analyse est très juste. Ce sentiment de n’appartenir à nulle part et à partout en même temps, est peut-être commun à tous les être humains ?! En ce sens, c’est un sentiment que je partage et que j’ai effectivement voulu transmettre à travers le point de vue abordé. Quant au « I », il renvoie d’abord à Chantal, ensuite à moi et enfin à nous tous ! Je veux vraiment que chaque spectateur se l’approprie.

Adria Desaleux : Il y a un passage très intéressant dans votre film, celui où Chantal Akerman et Claire Atherton parlent du montage de No Home Movie et des difficultés à choisir ce qu’il est nécessaire de couper ou non. Avez-vous également rencontré cette difficulté de la coupe pour le montage de votre documentaire ? Connaissiez-vous avant l’étape du montage les extraits de films que vous souhaitiez utiliser ? Comment avez-vous appréhendé le travail de sélection parmi vos propres rushs ?

Marianne Lambert : Le montage est vraiment un travail d’écriture, a fortiori dans le cadre d’un documentaire. C’est donc plutôt une étape exaltante, même si on est traversé par de nombreux moments de doute et par des angoisses en tous genres. On ne sait pas si le film va trouver sa structure, on a une vague idée de la forme qu’on veut lui donner et on se demande s’il va raconter quelque chose…bref, exaltante mais angoissante. Avant le montage, je savais déjà qu’il y avait des films de Chantal dont je voulais prendre des extraits, notamment Jeanne Dielman… (1975) et je savais que je voulais essayer un montage parallèle avec des moments de Saute ma ville (1968). Certains films de Chantal sont tellement incontournables !! Je savais donc en partie, dans quels films je voulais puiser. Pour le reste, le travail de montage s’est fait en collaboration étroite avec Marc Decoster, le monteur image avec qui j’ai travaillé. Certains morceaux ont été choisis par lui, je pense notamment à des extraits des Rendez-vous d’Anna. Son regard, lui qui découvrait Chantal Akerman en même temps que nous montions, fut très précieux.

Adria Desaleux : Dans votre film, vous décidez parfois de mettre en parallèle les plans de fictions qui sont aussi des archives et les plans du temps du tournage. Je pense par exemple au passage avec Aurore Clément présentée d’abord dans son personnage d’Anna (dans Les rendez-vous d’Anna) marchant de dos dans un long couloir d’hôtel, puis par une de vos propres images de l’actrice des années plus tard marchant de face dans un couloir similaire. Vous choisissez ensuite également de l’interroger dans une chambre d’hôtel, renvoyant inévitablement au film. Cet effet de miroir entre la filmographie d’Akerman et vos entretiens se retrouve à plusieurs reprises dans votre documentaire. Est-ce une hypothèse de travail que vous aviez déjà en tête pendant le tournage ?

Marianne Lambert : C’est quelque chose que j’ai voulu et que j’avais en tête avant le tournage. J’ai repéré les lieux en amont et j’ai choisi les « décors » qui ressemblaient le plus aux décors des films de Chantal, afin justement de renvoyer en miroir à ses films.

Adria Desaleux : Il y a, dans votre façon de filmer quelque chose de très symétrique, de très cadré, qu’on retrouve beaucoup dans la filmographie d’Akerman. S’agissez-il là Pensez-vous qu’inévitablement le cinéma d’Akerman a influencé votre propre manière de créer ? D’autres artistes vous peut-être inspiré votre regard et vos plans, que ce soit dans ce film ou dans votre quotidien ?

Marianne Lambert : J’ai dans mon parcours académique fait des études de photographie et ai été attentive au cadre depuis mon adolescence. Ma sensibilité m’a toujours guidée vers des cadres équilibrés, symétriques, avec des horizontales et verticales ajustées. La manière de cadrer de Chantal m’est donc très familière. Mais d’autres artistes, photographes, cinéastes ou peintres m’ont forcément inspirée et nourrie.

Adria Desaleux : Enfin, vers le terme de votre film, Chantal Akerman affirme qu’il faut être une éponge quand on fait un documentaire. Est-ce une idée que vous partagez et que vous avez pu ressentir pendant la réalisation du film ?

Marianne Lambert : Oui, absolument, il faut impérativement se mettre dans un état de réceptivité totale et aiguiser ses sens ! Chantal, contrairement à ce que l’on pourrait croire, était quelqu’un de très intuitif et était, presque en permanence, dans cet état de grande ouverture, un peu comme le sont les enfants. Mais je dirais que cette faculté est aussi très utile dans le cadre d’un film de fiction, car elle peut être la porte ouverte à l’improvisation.

Adria Desaleux

A propos
Affiche du film ""

I Don’t Belong Anywhere : Le Cinéma de Chantal Akerman

Réalisateur
Marianne Lambert
Durée
1 h 31 min
Date de sortie
7 août 2015
Genres
Résumé
Ce documentaire explore une partie de la filmographie de la cinéaste belge (qui comprend plus de 40 films), et de Bruxelles à Tel-Aviv, de Paris à New York, nous dévoile quelques lieux marquants de ses pérégrinations.
Aucune note