L'HEURE DES HÉROS

Pour une défense du 15H17 pour Paris,
le nouveau film de Clint Eastwood

Il manque quelque chose dans les premières secondes du nouveau film de Clint Eastwood : l’inscription indiquant au spectateur qu’il s’agit bel et bien d’une histoire vraie. Car au-delà de l’histoire (vraie, oui) des trois héros américains qui ont empêché l’attaque terroriste du train Thalys à destination de Paris, le 21 août 2015, Le 15h17 pour Paris fait avant tout le récit d’un manque constant, à la fois sur le plan narratif et sur le plan cinématographique. Il s’agit de rester en deçà de l’événement comme on allait au-delà dans Sully (avec le procès du personnage) et American Sniper (le retour au pays). Grâce à une construction narrative qui fait tout la place au préalable et au non filmable, le film fait de ce manque au réel un trop plein pour la fiction.

Manquer au réel est-il pour Eastwood une façon de ne pas spoiler son spectateur ou de revisiter la question de la création qui rattrape le réel, voire même d’inviter le spectateur à interroger sa propre réalité ? Les réponses sont aussi intéressantes à développer que les premières images qui surgissent : le terroriste, filmé en gros plan, qui avance dans la gare d’un pas décidé, tandis que le générique continue à dérouler. Alors la réalité de l’attentat donne sa pleine mesure aux questions précédemment posées, et l’on comprend pourquoi le film s’ouvre du point de vue de l’agresseur : c’est parce qu’il manque surtout d’héroïsme dans ce monde qu’il faut commencer par son contraire. Le manque au réel est une manière de le réajuster. Plutôt que de dire : “voilà ce qui va se passer”, Eastwood pose une question : “qu’est-ce qui va se passer ?”.

La tension du spectral

Si le réalisateur de American Sniper et Sully, deux films dont les héros s’employaient à combler le manque d’héroïsme du monde contemporain, décide de raconter l’antériorité de l’événement davantage que le pendant et l’après, c’est parce qu’il y a justement quelque chose de l’ordre de l’inerte et du vide qui, par sa dimension spectrale, englobe et remplit tout le long métrage – comme le 11 septembre dans Sully. Les trois héros qui s’interprètent eux-mêmes dans le film font ce double effet de manque et de trop plein ; ils sont parfaits pour un réalisateur tel que Clint Eastwood, obsédé par l’incarnation et la réincarnation de l’héroïsme – quelles sont les répercussions de l’héroïsme ordinaire, et comment les sauvegarder ? Leurs gestes héroïques manquent au montage, mais ils dominent chaque scène.

Tandis que l’héroïsme des personnages filmés par Eastwood dans ses deux précédents films apparaissait par le biais d’une captation longue et rigoureuse et d’un montage alterné, celui d’Alek, Spencer et Anthony fait l’objet de seulement quelques minutes, à la toute fin du film – et seules les prémisses de l’attaque font l’objet du montage alterné cher à Eastwood, histoire de renforcer à la fois le suspense et la dimension spectrale. Quand la séquence tant attendue arrive, le film semble atteindre une tension vertigineuse. Mais, puisqu’elle est sur le tard, elle agit surtout auparavant par effet de manque. L’enfance des trois héros, leur évolution ainsi que leur ballade touristique pleine d’anecdotes au cœur de l’Europe stimulent à la fois cette tension et ce manque. La démarche d’Eastwood est finalement de greffer l’événement dans la vie des personnages : avant, pendant et après. Ainsi, le spectral donne de la valeur à la prédestination que Clint Eastwood cherche à filmer. Qu’est-ce qu’il va se passer ? Un acte héroïque auquel trois personnes était prédestiné, c’est-à-dire empêcher un attentat tandis que le début du film, par cette focalisation sur le terroriste, posait le contraire.

L’expérience du réel

Intelligemment, Le 15h17 pour Paris ne joue pas la carte du patriotisme américain, chose que l’on reproche un peu trop souvent à l’auteur de Gran Torino, mais parle de l’Amérique : de ses armes, son puritanisme, et de la quête de l’idéal américain… Il y a vis-à-vis de l’Amérique contemporaine comme un espoir et une fatalité qui eux aussi s’entrecroisent : formidable personnage de la mère séparée de son enfant, mais dont l’espoir d’un avenir soutiendra toujours son éducation. Contemporain, le film l’est aussi par cette faculté à ne pas délaisser l’identité des personnages au nom d’on ne sait quel ressort dramatique : il s’agit ici de faire l’état du réel à hauteur d’hommes, et de s’y adapter. Si le film ne raconte rien d’autre qu’une enfance compliquée et un trip en Europe avant un attentat sauvé de justesse, c’est parce que telle est la vie de ses héros.

Le manque d’intérêt qui surgit très rapidement de la vie de ces trois personnages, dans laquelle l’armée agit comme un gimmick, ne nuit pas au portrait qui est fait d’eux. Portrait d’autant plus émouvant que les vies que nous raconte Eastwood sont racontées par ceux qui les ont vécues. Très rarement au cinéma, cette idée d’héroïsme n’aura semblé si digne. Engager les vrais héros prolonge l’interrogation eastwoodienne selon laquelle il faut se confronter à la fois au réel, aux faits, et à leurs représentation cinématographiques. Le réalisateur de Gran Torino a toujours flirté avec la docufiction pour évoquer l’héroïsme, et il est clair que cette variation entre fiction et réel, au-delà de prolonger ce geste, est la force principale de son nouveau film : il s’engage dans cette voie autant qu’il l’assume. Cette question de la fiction qui rattrape le réel, comme le cycle traumatique qui cherche à s’emparer des corps désarmés dans Billy Lynn, tend vers une forme d’introspection. Quand Ang Lee parle de sentiment qui tourmentent ses personnages, Eastwood parle d’expérience du réel pour mieux altérer son film et sa démarche. Le 15h17 à Paris est en somme une œuvre très patiente, à l’image de ses protagonistes : jouer le jeu du quotidien et non de la surdramatisation, au nom d’un héroïsme primaire – c’est parce qu’il est en nous tous qu’il ne doit pas disparaître, et donc être filmé.

L’effet de manque parfois reproché au film est instantanément comblé par le spectre globalisateur de l’événement réel, et inversement l’envie d’en faire trop est dépassée par l’idée que l’absence, le vide et l’inertie sont aussi des motifs de cinéma. Le 15h17 pour Paris est une ode à l’implicite et à l’intériorité, un cri d’alarme cherchant à faire sortir les instincts primaires, et plus que tout, l’œuvre d’un homme qui s’intéresse aux impacts du cinéma sur le réel, et vice-versa – comment réinventer les récits du cinéma par le spectre du réel, et comment mieux se rendre compte de l’héroïsme qui a sauvé le réel d’une tragédie.

  A propos
Affiche du film ""

Le 15H17 pour Paris

Réalisateur
Clint Eastwood
Durée
1 h 34 min
Date de sortie
2 février 2018
Genres
Drame, Histoire, Thriller
Résumé
Dans la soirée du 21 août 2015, le monde, sidéré, apprend qu'un attentat a été déjoué à bord du Thalys 9364 à destination de Paris. Une attaque évitée de justesse grâce à trois Américains qui voyageaient en Europe. Le film s'attache à leur parcours et revient sur la série d'événements improbables qui les ont amenés à se retrouver à bord de ce train. Tout au long de cette terrible épreuve, leur amitié est restée inébranlable. Une amitié d'une force inouïe qui leur a permis de sauver la vie des 500 passagers …
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