In the Fade

Aux sources de la tragédie


C’était déjà arrivé en 2003. Un membre du personnel d’un hôpital américain venait annoncer à Cristina Peck (Naomi Watts) la mort de son mari et de ses deux filles, renversés par un chauffard alors qu’elles traversaient la route au passage piéton. C’était dans 21 Grammes d’Alejandro González Iñárritu. L’émotion nous avait pris à la gorge qui s’était nouée, l’œsophage rétracté comme un escargot sous l’effet du toucher. Nous avions suivi cette épouse et mère endeuillée dans ses nuits d’insomnie, ses crises de pleurs, son recours à la drogue, ses efforts pour survivre, animée par son légitime désir de vengeance.

En voyant In the Fade, de Fatih Akin, la même chose s’est produite, les mêmes réflexes de défense, les mêmes réactions corporelles : la gorge qui se noue, les larmes qui viennent. Cette fois-ci, c’est un membre de la police criminelle de Hambourg qui annonce à Katja Sekerci, jouée par Diane Kruger, qu’elle vient de perdre son mari et son fils, tués par une bombe artisanale, quelques heures après qu’elle les ait laissés dans le quartier turc de Hambourg, où son mari tient une affaire de conseils financiers et de traduction.

Tandis que la police cherche dans les antécédents de dealer de son mari une raison qui expliquerait l’assassinat, Katja, elle, est convaincue qu’il ne peut s’agir que d’un crime raciste perpétré par des néo-nazis. Intuition qui s’avère rapidement juste. Deux personnes sont arrêtées. Le procès peut commencer.

In the Fade est constitué de trois chapitres, chacun correspondant à une unité de lieu et une unité d’action. Ainsi, le premier chapitre se déroule essentiellement au domicile de Katja. C’est chez elle qu’elle apprend la mort des êtres chers, qu’elle exprime sa douleur, qu’elle est soutenue par son amie, qu’elle se fâche avec sa mère et ses beaux-parents, qu’elle se recroqueville, qu’elle se drogue.

Le deuxième chapitre se déroule dans le vase clos et anxiogène du tribunal. D’un côté, Katja, partie civile, et son avocat, Danilo, soutenus dans la salle par la communauté kurde. De l’autre, les accusés : le couple des Möller, défendus par leur avocat, et soutenus, dans la galerie publique vitrée, par la présence d’autres néo-nazis. Le procès, véritable partie d’échecs, où chaque témoin est un atout qu’il s’agit pour la partie adverse de contrer, en apportant d’autres preuves afin d’en falsifier le témoignage, se déroule sur plusieurs jours, jusqu’à la délibération finale des jurés.

Enfin, le troisième chapitre se situe en Grèce, quelques jours après le verdict. Il s’intitule La Mer. Katja a loué une voiture et une petite maison. Elle est seule et décidée à se faire justice elle-même.

In the Fade pourrait donc être, à une unité de temps près, construit comme une tragédie classique inspirée de la dramaturgie antique – trois chapitres correspondant à trois actes jusqu’au dénouement final, qui se déroule en Grèce, terre où naquit la tragédie. Katja est une héroïne contemporaine mais sa souffrance d’épouse et de mère meurtrie, de même que son désir de vengeance, rappellent les figures d’héroïnes antiques qui, blessées, décident elles aussi de se venger. Le film ne fait pas l’apologie de la loi du talion. Il est l’expression d’un combat porté par l’espoir, puis malheureusement voué à l’échec, comme une tragédie grecque.

L’emploi d’un schéma narratif classique permet ainsi de donner une  autre dimension temporelle au racisme actuel qui sévit en Allemagne et aux crimes commis envers les communautés kurdes, turques, et autres. Le fascisme est encore bien présent en Europe. Un film qui le pointe du doigt aujourd’hui ne peut pas faire de mal, surtout si ce film raconte une histoire contemporaine et non pas des événements qui se passeraient dans les années 30 ou 40.

Si Fatih Akin n’avait pas totalement réussi The Cut (2014), odyssée d’un survivant du génocide arménien  à travers l’Europe et les États-Unis pour retrouver ses filles, le film avait cependant le mérite d’être réalisé par un homme d’origine turque et de mettre sur le devant de la scène cinématographique un débat sans issue politique depuis des années, à savoir le refus de la reconnaissance du génocide arménien par le gouvernement turc.

Film politique lui aussi, In the Fade, parce qu’il traite des résurgences de crimes nazis dans l’Allemagne d’aujourd’hui, délivre un message d’urgence et témoigne d’une actualité violente, de vies violentes, qu’elles soient dictées par la haine raciale ou le combat d’une femme pour faire entendre ce que la justice ne veut pas lui reconnaître : la culpabilité des accusés du meurtre de son mari et de son enfant.

In the Fade est un film politique qui revient ainsi aux sources de la tragédie comme pour mieux relier le tumulte des époques et la violence des idées transformées en actes. À travers la figure de son héroïne, le film explore les liens qui la rattachent à d’autres souffrances, à d’autres combats. Le film dépasse alors le geste individuel pour lui donner une portée collective et universelle.

À propos

Affiche du film "In the Fade"

In the Fade

Réalisateur
Fatih Akin
Durée
1 h 46 min
Date de sortie
23 novembre 2017
Genres
Drame
Résumé
La vie de Katja s’effondre lorsque son mari et son fils meurent dans un attentat à la bombe. Après le deuil et l’injustice, viendra le temps de la vengeance.
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