Un navire industriel navigue sur un fleuve sans nom. Sur les berges, les arbres ont perdu leurs feuilles, des déchets et branches mortes couvrent la surface d’un sable gris jonché de roseaux. Un trou est ouvert dans la terre, deux squelettes enlacés y gisent. On traverse cette introduction et la guitare de William Tyler perce l’image en remontant le cours de l’histoire. Un très gros plan se dévoile et nous donne à voir une végétation abondante aux tonalités chaleureuses de l’automne.
Avec une grande humilité et une certaine tendresse, Kelly Reichardt signe son 8ème film First Cow. Inspiré du roman The Half-Life de Jonathan Raymond, la cinéaste nous livre l’histoire d’une amitié entre un cuisinier et un immigré chinois tous deux en quête de l’ouest et de fortune.
Ce huitième film est un film du toucher, des rapports au monde rendus palpables. Il n’y a pas de psychologie appuyée, l’émotion ne passe pas par le dialogue, tout est établi par les regards, les gestes : l’amitié de deux hommes au cœur d’une forêt et d’une colonie en devenir suffisent pour écrire un fragment de l’humanité. First Cow trouve sa place au creux d’une légère fissure dans le genre du western où entrent en contact les corps et la terre. La brutalité caractéristique du western est présente pendant de très court instants, les membres d’une compagnie de trappeurs – incapables de trouver leur place dans le commerce de peaux, règlent leurs différends en en venant aux mains. Une lutte physique dans laquelle est également plongée la colonie où les habitants passent leur temps à s’insulter, se battre, boire et jouer aux cartes. C’est donc au milieu de cette grande forêt vierge, indomptable, que se dresse une communauté en structure dont les membres ne sont nommés que par des surnoms : Cookie, King Lu, Chief Factor ou Captain. Reichardt ne nomme pas les lieux et donne des titres à ses personnages en établissant une hiérarchie sociale pourtant surpassée par la traversée d’une amitié et la préparation de simples beignets qui redonne une certaine bonté et de la compassion à ses habitants.
Kelly Reichardt oppose ainsi des résistances. Frist Cow est un film politique dans le sens où l’histoire de ces hommes raisonne en nous. L’individualisme et le désir de fortune entrent en conflit avec l’intérêt du groupe et la vie en communauté. Ce sont les beignets que préparent Cookie et King Lu qui apaisent cette violence de l’ouest. Les corps névrosés et usés des habitants de la colonie s’infantilisent sur un ton léger et doux, les souvenirs du vieux continent et de l’est replongent même les plus hauts gradés dans une profonde nostalgie. Alors qu’il y a rupture entre la demeure du Chief Factor, luxuriante et mondaine, et le camp de la colonie, boueux et sale, les personnages de Cookie et King Lu viennent rompre cette division de l’espace et des classes. En emportant chez le négociant anglais toute la boue et la sueur de ces hommes à qui on n’accorde pas d’importance dans ce lieu réservé à une élite aux apparences soignées, Reichardt éclate les formes par la finesse d’un symbolisme qu’on ne peut qu’apprécier. First Cow est un film de la rencontre, celle de deux hommes issus de l’immigration que tout oppose, celle des classes, de la froideur du monde et d’une amitié capturée par la chaleur des images de Christopher Blauvelt (directeur de la photographie). Ce que souligne Reichardt c’est la modestie et l’humilité des petites gens, ceux qui font preuve de simplicité tout en voyant le monde en grand. Ceux qui sont là pour les mêmes motivations cupides que les autres, mais qui sont trop insignifiants pour être considérés. Le choix des acteurs est également à souligner, car il s’affirme loin des stars américaines avec qui la cinéaste a collaboré dans certains de ses films passés, notamment Night Moves (2013) et Certaines femmes (2016). Ici les grands ont laissé leur place, et King Lu (Orion Lee) prend légitimement cette place (par son nom) : celle du roi.
L’humilité de ce récit et de ses images passe par un certain minimalisme. Kelly Reichardt filme la vie de ces colons épris d’incertitude : que cherchent-t-ils ? Une destination ? Une place, là, maintenant ? Dans La dernière piste (2010), s’il s’agissait de survivre, de la marche vers un meilleur horizon, vers une porte de sortie, là où dans dans First Cow, on s’attarde sur l’infime et l’instant. Ces personnages arrivent à gagner leur vie avec une certaine douceur, une manière qui souligne finalement ce qui compterait pour l’existence. Cette sensibilité des petites choses de la vie passe par l’usage des très nombreux gros plans et plans rapprochés. Les plans larges se font rares. Ce sont ces mêmes plans resserrés autour des personnages qui accentuent l’immensité de cette nature enrobante, qui drape les personnages dans une temporalité organique. Observer de près pour donner à voir l’immense. Le film est aussi animé par un désir d’histoire. Lors de la rencontre entre le capitaine, le négociant et les deux amis, la cinéaste réunit dans une même pièce avec beaucoup d’ambiguïté toutes les communautés historiques de la région et ouvre ainsi un dialogue social, historique et essentiel.
Kelly Reichardt affirme dans un entretien : « Comme les personnages, je cherche ma voie en faisant le film ». First-Cow est une (re)conquête de l’ouest, de l’histoire. La cinéaste se remet en route au cœur de l’Oregon, territoire devenu le berceau de plusieurs de ses films. Plutôt que passer par la grandeur des codes du western, le film prend place au plus près du sol et des feuilles qui le jonchent, au plus près de cette terre de l’Oregon où sévissent traces et empreintes. La proximité fait ici la grandeur. C’est de la terre que jaillit d’ailleurs la fortune des personnages qui sont payés en pierres et coquillages et de la nature que naît la douceur caractéristique du film. Les images suffisent à elles même, Reichardt ne les noie pas dans une musique étouffante. Le bruit de l’eau, le craquement des branches sont à entendre à leur juste valeur, le tout faisant partie de cette structure poétique qui compose le film. C’est en prenant le temps de regarder, d’entendre, en s’intéressant au détail, aussi infime soit-il, que le film trouve sa fortune.
Si l’individu est condamné au piétinement, le cinéma de Reichardt propose une nouvelle marche, un pas qui donne du rythme en retrouvant un peu du passé pour distinguer un horizon. Il semble difficile de s’affranchir, de faire fortune, de changer de vie face aux ruptures humaines. Pourtant la cinéaste prend le temps de composer un monde, de composer ce qui fait monde. Ses personnages ont toujours emprunté des sentiers vers un “meilleur”, mais nombreux sont restés sur ces chemins, en suspens. Or, lorsque les richesses et la vie s’écroulent, lorsque que l’on est rendu au monde et à la terre, il reste les traces, celles d’une humanité qui perdure, celles d’une histoire qui brûle toujours, enfouie dans la pellicule, et sous le sable gris, jonché de roseaux au bord d’une berge sans nom.