Installé à Rouen, Éric Bénard parcourt les territoires avec, sous le bras, son appareil photo. Posant depuis plusieurs années son regard sur les espaces et les individus qui les occupent, son travail se définit par une hybridation du réel et de la fiction. Mélange qui se fait aussi entre photographie et littérature, comme le montrent ses travaux sur les traces de Flaubert en Normandie, ou celles de Duras au Viêtnam. L’exposition récente Tokyo, surfaces présente un autre aspect de son travail, autour des rapports entre la photographie et le cinéma. Ou plutôt : autour de la manière dont le cinéma construit un imaginaire photographique. Les lignes qui suivent ne sont qu’une partie de notre échange, qui a navigué entre photographie, cinéma, littérature et voyage. L’entretien tel qu’il se présente sous cette forme écrite a subi des coupes afin de mettre à jour l’essentiel et le cœur de la discussion : les images du cinéma et de la photographie.Les questions et réponses ont été retranscrites de la façon la plus fidèle possible à l’enregistrement. Des modifications ont seulement été apportées pour rendre le texte plus agréable à la lecture.
Votre travail sur Tokyo sonne presque comme un manifeste de votre photographie, de ce qu’elle est, et de ce que votre regard devient à travers elle. Ce n’est pas une simple présentation ou représentation de la ville et de ses habitants. Comment êtes-vous arrivé a une écriture si fine d’une mégalopole si dense ?
Je ne sais pas si c’est une écriture si fine, mais disons qu’elle s’est affinée au fil des années. Pour chaque projet que je mets en place, il y a souvent à la fois un désir de territoire et une envie de découvrir les cultures. Et, à partir de là, je fais une sorte de premier repérage, pour voir si ça me correspond, puis se dessine ou pas une envie d’aller plus loin.
Et il se trouve que pour Tokyo, effectivement, après un premier voyage en 2011, a tout de suite correspondu à mes attentes. Je m’y suis tout de suite senti bien. C’est important parce que j’ai besoin de me sentir bien avec mon environnement, avec les personnes qui s’y trouvent. Et ça a été́ le cas avec Tokyo, et le Japon en général. Ça a été́ le cas parce que j’avais déjà̀ été nourri par la littérature et le cinéma avant d’y aller. Et là je me retrouve dans un environnement familier parce
qu’il y a tout de suite des choses qui me parlent et qui me plaisent. C’est comme si j’étais allé́ vérifier sur place finalement. J’avais lu un livre important qui s’appelle Tokyo ville flottante de François Laplantine, et dans ce livre il part de scènes du cinéma japonais et les confrontent à la réalité́, afin de voir si on pouvait retrouver dans la société́ japonaise ce qui était montré dans ces films-là. Il appréhendait la ville de Tokyo comme une ville de cubes, de blocs, de fluides et de mouvements, presque organique et minérale. Et ça a un peu nourri ma première approche de Tokyo. Puis j’y suis retourné après avoir vu beaucoup de films, et j’ai voulu appréhender ainsi la ville comme un décor de cinéma. Il y avait des films avec des scènes cultes, ou en tous cas qui me plaisaient beaucoup, et que j’essayais vaguement de retrouver dans Tokyo, dans un espace ou une scène de la vie quotidienne. C’était comme une confrontation entre réalité́ et cinéma. À partir de là, il faut en effet écrire cette idée et trouver une forme, et dans mon cas, c’était et que chaque scène photographiée puisse faire référence à un film visionné. C’est comme ça que tout a commencé́. Pour ma part, j’ai légendé́ les photos, mais il est possible de les regarder sans prêter attention à cette dite légende, et s’immerger dans un univers.
J’étais en fait en quête de scène. Il m’arrivait par exemple de me demander comment je pourrais évoquer Chien enragé de Kurosawa, qui est un film qui plaît beaucoup. Et il y a beaucoup de scènes qui s’y prêtent dans le quartier d’Ameyoko, mais il a beaucoup changé, et je n’y ai pas trouvé tout de suite l’intérêt. Il y a une scène de base-ball filmée en direct dans le film. Un jour je me suis retrouvé juste au-dessus, sur une passerelle qui dominait un stade d’entrainement, où il y avait des joueurs de base-ball qui s’entrainaient, et c’était bon : « Ca y est, j’ai ma scène pour évoquer Chien enragé. »
Je fonctionne un peu comme ça. Evidemment, les gens qui voient la photo peuvent se poser la question : « Qu’est-ce que c’est que ces personnages accroupis ? » Mais, c’est ça qui est bien, ça permet aussi aux gens d’y voir ce qu’ils veulent. Parfois c’étaient des scènes qui se produisaient dans la ville, parfois des lieux qui s’y prêtaient. A coté de ce stade par exemple, il y avait un hôtel dans lequel avait été́ tourné un James Bond, On ne vit que deux fois, le premier James bond qui se passait à Tokyo. A l’époque, en 67, c’était un hôtel de luxe, et je voulais voir ce qu’il était devenu, et ça avait changé en partie mais j’ai quand même fait pas mal de photos dans le hall d’accueil. Selon les personnages qui passent ça peut tout à fait convenir, et de fait j’ai pu rester relativement longtemps. Et à un moment donné, j’ai eu cet homme d’affaire qui passe, qui me jette un regard. C’est un peu les coulisses de la prise de vue, c’est comme ça que se construit un corpus en fait, sur la thématique de Tokyo, surfaces.
Vous évoquez ce rapport très fort entre vous, les espaces de cette ville et ses habitants. Comment vous situez-vous sur cette frontière hybride entre le réel et la fiction, celle des films évoqués et les situations réelles que vous photographiez entre absence et présence face aux regards des habitants ?
Dans des villes comme Tokyo, c’est assez facile d’être perdu dans la foule, parce que les japonais ne font pas trop attention visuellement aux autres, ou du moins ils ne le montrent pas : ils me voient en train de faire des photos mais ils n’y font rien. C’est très confortable d’une certaine façon, car on peut faire ce que l’on veut sans être importuné, et donc j’ai un rapport à l’espace qui est très fluide. Tokyo est par essence très fluide et feutrée : tout coule de façon silencieuse, personne ne se percute dans cet environnement qui pourrait être presque « cotonneux ». Moi, je me glisse dans cet univers, je passe beaucoup aux mêmes endroits, j’observe les scènes, les lumières et je me coule dans cet espace. Quand on est photographe, on est toujours un peu à l’extérieur, parce qu’on est observateur, mais dans le cas de Tokyo j’appartenais à l’espace, j’y étais presque en osmose et ça facilitait la tâche. Pour capturer des scènes de vie quotidienne, j’avais envie de prendre les lieux en question, et pour chaque image, qu’il y ait quelque choses qui s’y passe. Par exemple la photo à Ginza, que j’ai appelé La rencontre : j’étais devant une station de métro à attendre qu’il s’y passe quelque chose, et soudainement il y a un couple, enfin un homme et une femme qui se sont retrouvés, se sont arrêtés, ont échangé́ quelques mots, et je me suis dit : « Ca, c’est ma photo ». On pourrait la rattacher à une scène de fiction finalement, à partir du moment où ça l’est pour moi, j’imagine que ça fonctionne chez d’autres personnes.
À chaque fois, dans des scènes comme ça je souhaiterais que chaque photo puisse être le moment d’une histoire, et il est là mon rapport à la fiction. Tokyo, qui était beaucoup photographiée, beaucoup filmée, et bien j’y attache mon simple regard. Et je pense que ce que j’aime bien, c’est avant tout l’esprit des lieux, parce que ce sont pour moi des endroits qui ont leurs identité́ géographique, mais aussi leurs références culturelles, et c’est ça l’identité́ d’un lieu. C’est ce qui nourrit mon imaginaire, et donc génère ou stimule ma propre créativité́ à travers un désir d’images.
Il y a alors comme un récit qui se dégage de votre œuvre, par la volonté́ de capturer la ville et ses habitants, une volonté́ de raconter l’histoire de cette ville. Si chaque photo raconte une histoire singulière, fictive ou pas, l’ensemble de ses images ne raconte-t-elle pas celle de Tokyo ?
Oui, bien sûr. Quand je présente mes photos en exposition, je les classe et les place comme si c’était une journée, donc dans un espace-temps : la première photo va ouvrir la matinée à quatre heures, jusqu’à la dernière à la tombée de la nuit. Ça ne se voit peut-être pas pour les spectateurs mais c’est comme si je les embarquais dans une journée de vingt-quatre heures avec vingt-quatre images. On peut percevoir quand même une certaine évolution avec l’éclairage des lumières pour pouvoir situer la photo dans un moment de la journée, mais on s’y perd aussi. Je me suis rendu compte que toutes les photos mises bout à bout pouvaient faire une certaine déambulation ou un récit. Un peu comme Wim Wenders a fait dans Tokyo-Ga : il va lui-même, avec ce film là, à la rencontre de l’univers d’Ozu, il filme lui aussi la ville de Tokyo qui moi-même m’a inspiré. C’est un peu un croisement des regards. Tokyo c’est ça : une ville des regards du temps, et c’est pour ça également que je mets en exergue sur ma présentation d’expo cette citation : “Peut- être étais-je venu découvrir quelque chose qui n’existe plus”. Ça résume aussi en partie mon état d’esprit, parce que finalement Wenders va sur les traces d’Ozu mais tout a changé́, et c’est un peu mon cas à moi aussiquandjemelancesurlestracesdeChienEnragéoudeSanssoleildeMarker.Maisilyaun coté mélancolique et nostalgique à trouver les fantômes, et c’est ce qui est très stimulant.
Du coup, j’ai été́ amené́ à visiter des quartiers que mon regard avait déjà̀ croisés dans des films. Par exemple le temple des chatsmaneki-neko (les chats portes bonheur), que Chris Marker avait filmé. Je ne serais jamais allé́ dans ce temple sans avoir vu ce film. Marker à un moment interviewe un couple de personnes âgées, et moi ce jour là, dans ce temple, je croise une jeune femme avec un foulard. J’ai trouvé́ ça amusant de la photographier et de porter mon regard sur cette scène d’aujourd’hui en écho à celle de Marker. D’une certaine façon on se raconte soi-même ses propres films en fin de compte. J’ai besoin d’être nourri par quelque chose, et c’est pour moi l’esprit des lieux. Et ça a été aussi le cas pour mes travaux sur Flaubert, Duras ou même le mont Fuji où se sont les estampes d’Hokusai qui ont porté mon imaginaire et qui m’ont porté à aller photographier cet endroit. Il y peut-être aussi ça dans un certain amour pour les lieux. Je retourne peut-être quand même vers les lieux qui m’inspirent parce qu’ils ont aussi inspiré d’autres créateurs.
Dans une discussion précédente, vous définissiez Tokyo comme une ville fenêtre. Est-ce que vous pouvez revenir a cette idée de fenêtre, cette idée de cadre ?
Tokyo est avant tout une ville surface, de parois, c’est une ville lisse. Et donc c’est une ville fenêtre : on se trouve dans un monde de formes avec de nombreuses ouvertures. Evidemment, ça ne renvoie pas seulement à la fenêtre, à l’objet, mais aussi à l’ouverture, au détour d’une rue, d’un centre commercial, d’un building, des ouvertures sur d’autres parois, sur d’autres univers. Tokyo est mise en abyme et en perspective en continu. Et on retrouve les parois coulissantes dans toutes les demeures japonaises traditionnelles, et ça renvoie naturellement au cadre, qu’on retrouve précisément chez Ozu.
Ce qui est intéressant dans la porte coulissante, c’est qu’on peut plus ou moins ouvrir la porte, et ça laisse une ouverture plus ou moins importante sur l’extérieur, ou l’intérieur. Et on retrouve ça dans l’architecture japonaise, qui reste traditionnelle. Mais avec les matériaux contemporains c’est la ville de Tokyo, qui est une ville ouverte, par les écrans aussi, de plus en plus nombreux et qui évoquent aussi les questions d’ouvertures, de regards. J’avais un petit texte que j’ai ouvert, là. En japonais, la notion de façade existe et correspond au concept de Tatemae : ce qui est fabriqué devant, c’est ce que l’on expose face au regard d’autrui, ça peut être quelque chose de fictif aussi. On ne révèle pas ses sentiments, et c’est ce qui s’oppose au Honné, le son intérieur. La ville et ses habitants semblent souvent se dérober sous nos yeux, et là aussi c’est important : je pense que je saisis des choses, mais finalement peut être que je ne saisis rien du tout, et ça me donne envie de saisir d’avantage, c’est une espèce de chimère. Se vouer à l’échec face à la nostalgie des fantômes du temps.
Tokyo est une ville en mouvement perpétuel et je me glisse de façon permanente. J’essaie de capturer ces instants dans ce cadre urbain et ses acteurs, j’imagine mon moment de fiction qui se rattache d’une façon ou d’une autre à un film. Il y a une photo à laquelle je pense que j’ai prise sous un pont : il y avait un taxi qui attendait là, seul, et je me suis mis à raconter mon film à partir d’une image. J’ouvre l’imaginaire à une suite, un avant de la photo, et aussi un après.
Entretien réalisé par Kieran Puillandre le 2 Novembre 2019.