Eugène Green,
Fernando Pessoa et la pluralité de l’être
Eugène Green évoque ici son intérêt non seulement pour Pessoa, mais aussi pour la langue portugaise ; notre dialogue concerne plus largement sa  création cinématographique.

Le poète portugais Fernando Pessoa (1888-1935) a un rôle important dans le cinéma d’Eugène Green. Dans La Religieuse Portugaise (2009, 2h07), des citations poétiques de Pessoa donnent tout leur sens à des scènes importantes et, par conséquent, au film entier. Mais c’est dans Como Fernando Pessoa salvou Portugal / Comment Fernando Pessoa sauva le Portugal (2018, 26’) que la vie et l’œuvre de l’écrivain sont le plus mises en évidence. Dans les deux films, sur lesquels nous nous attardons ici, l’idée du dédoublement de l’être, qui passe chez Pessoa par les hétéronymes, est très présente. Eugène Green est également écrivain et dramaturge. Il est notamment l’auteur d’un livre à propos de Pessoa, L’Ami du Chevalier de Pas – Portrait Subjectif de Fernando Pessoa (Diabase, 2015) – le Chevalier du Pas fut le premier hétéronyme inventé par le poète, alors âgé de 6 ans.

Eugène Green évoque ici son intérêt non seulement pour Pessoa, mais aussi pour la langue portugaise ; notre dialogue concerne plus largement sa  création cinématographique. Avec son élégance, sa délicatesse et son humour caractéristique, Eugène Green répond à nos questions, en soulignant quelques aspects de sa poétique.

 

Vous avez à ce jour réalisé deux films en langue portugaise, La Religieuse Portugaise et Como Fernando Pessoa salvou Portugal / Comment Fernando Pessoa sauva le Portugal. Dans les deux cas, la présence de la poésie de Pessoa s’avère très forte. Mais avant de parler du poète et de votre cinéma, parlons un peu de la langue portugaise. Qu’est-ce qui vous a amené à apprendre le portugais ? Probablement votre intérêt pour le baroque, mais est-ce que Pessoa aussi a influencé votre volonté d’apprendre cette langue ?

Non, dans un premier temps j’ai été attiré simplement par la beauté de la langue.  J’ai commencé donc à l’apprendre tout seul dans les années 1970, mais n’ayant pas la possibilité de la pratiquer, ma connaissance est restée scolaire.  En revanche, quand j’ai découvert Pessoa, il est devenu une des raisons qui m’ont poussé à continuer à apprendre, et j’ai commencé à lire son œuvre en portugais.

 

Pour Pessoa, sa patrie était sa langue (« minha pátria é minha língua »). Vous êtes né aux États-Unis (territoire que vous nommez « Barbarie ») et vous avez été naturalisé français. Est-ce que vous vous sentez aussi un peu portugais ?

Oui, je me sens un peu portugais.  Il y a quelque chose dans la culture portugaise, et dans celle des pays lusophones en général – cela je l’ai compris quand j’ai eu l’occasion de visiter le Brésil en 2015 –  qui me touche profondément, comme si elle était déjà là dans un recoin enfoui de ma mémoire.

 

Vous avancez qu’on n’est pas la même personne selon la langue qu’on parle. En quoi diffère Eugène Green parlant le français d’Eugène Green parlant le portugais ? En tant que brésilienne habitant en France je me pose la même question, mais puisque il n’y a qu’un an que je parle tous les jours français, je pense n’avoir pas encore la réponse.

Disons que quand je parle portugais (que, malheureusement, je ne parle toujours pas très bien), je me sens plus près de l’homme qui parle français que quand je parle l’anglais qui est très loin de moi. Mais entre le français et le portugais, je dirais que le français est une langue qui comporte toujours un élément intellectuel, même quand on exprime des sentiments, tandis que le portugais est plus intuitif, plus affectif. J’aurais dû peut-être choisir, comme patrie, le portugais, mais le destin était autre. É assim [1].

 

Pensez-vous que le choix de la langue d’un film (en plus du français et du portugais, vous avez aussi réalisé des films en basque et en italien…) change votre manière de penser le cinéma et de faire des films ?

Je pense que ma manière de concevoir le cinéma est très liée à la langue française, et puisque j’utilise le même langage cinématographique dans tous mes films, le français est quelque part toujours présent, même si le film est en portugais, en italien, ou en basque. Toutefois, je pense que la langue parlée par les acteurs libère différemment leur intériorité, et que mes personnages qui parlent une autre langue réagissent avec d’autres nuances que ceux qui s’expriment en français.

 

Vous êtes un cinéaste qui montre non seulement le pouvoir et la beauté des images, mais aussi le pouvoir et la beauté des mots. Pensez-vous en mots ou plutôt en images ?

Depuis mon enfance, j’associe toujours les deux, et comme je l’ai expliqué dans mes deux livres sur le cinéma [2], je vois ce dernier comme « la parole faite image ».  Néanmoins, dans mes romans, des lecteurs ont remarqué que mon écriture est très visuelle, et souvent mes récits romanesques fonctionnent un peu comme des films.

 

Quel est généralement votre point de départ pour un film ? Comment une idée peut-elle être transformée dans un film ? 

L’idée pour une fiction me vient presque toujours dans un éclair, souvent avec le titre. Cela ressemble à ce que les Grecs anciens voyaient comme la possession de l’artiste par la muse, et qui pourrait être vu, par un chrétien, comme une descente du Saint-Esprit. Après avoir reçu l’idée, je dois décider si elle convient mieux à un récit littéraire ou à un film. Pour pouvoir être traité cinématographiquement, il faut que le sujet possède une certaine linéarité, et qu’il puisse se développer dans un film d’environ deux heures. Les sujets romanesques sont en général plus complexes, plus étendus dans le temps, et peuvent exprimer une pluralité de points de vue.

 

En ce qui concerne Fernando Pessoa, qu’est qui vous intéresse le plus ? Sa poésie en soi ou l’idée des hétéronymes, idée selon laquelle nous pouvons avoir différentes personnalités, qui nous amènent à constituer une vision plus complète du monde ?

Il est vrai que, même si à une certaine époque de ma vie, Álvaro de Campos m’a beaucoup aidé, les œuvres de Pessoa que je préfère sont orthonymes, comme Mensagem, les poèmes dans le style du fado, et O Marinheiro.  Il est probable que s’il l’avait réussi à le publier, il se serait même attribué le Livro do desassossego.  Mais l’hétéronymie me fascine en elle-même, car je sais que nous avons une existence plurielle.

 

La poésie de Pessoa a un rôle important dans La Religieuse Portugaise et dans Comment Fernando Pessoa sauva le Portugal. Dans le premier film, par exemple, une présentation du chanteur de fado Camané amène à l’écran la poésie « Ser Aquele » (Être celui-là), qui parle du désir d’être un autre et anticipe l’idée de dédoublement des personnages. Puis, vous ouvrez Comment Fernando Pessoa sauva le Portugal avec deux poèmes de Pessoa, “Ó sino da minha aldeia”, qui parle de la saudade et est récité en voix off ; et “Sopra demais o vento”, chanté aussi par Camané. Pourriez-vous évoquer le choix de ces poèmes ? 

Pour « Ser Aquele », vous l’expliquez très bien.  Pour « Ô sino da minha aldeia », à part le fait que c’est le premier poème que j’ai lu en portugais, avant même de savoir qui c’était, Pessoa, c’est un parfait exemple du pessoisme illustré par mon petit film (le plus grand poète du XXe siècle qui veut réussir dans les affaires en créant un slogan pour le Coca-Louca, et qui par son échec protège son pays pendant cinquante ans de cette horreur), car le « village » du poème est le Chiado, le quartier le plus chic, alors, de Lisbonne : Pessoa est toujours déconnecté de ce que les gens appellent la réalité, mais c’est parce qu’il voit une réalité cachée, et supérieure. Ce poème est aussi une expression, comme vous le dites, de la saudade, si importante dans les cultures lusophones, et dont je fais mon interprétation personnelle.

Est-ce que nous pouvons voir dans le choix de « Sopra demais o vento » une référence à votre idée d’existence de quelque chose de caché, mystique, dans le visible ? Selon vous, le cinématographe doit filmer la matière pour faire voir l’esprit. Ainsi, le poème parle des mystères, de  l’intranquillité de l’âme et du vent, pendant que le spectateur voit le vent souffler dans les arbres… Les scènes où souffle le vent sont nombreuses dans votre cinématographie…

Ce poème exprime en effet le mystère de l’être et des choses, qu’une âme sensible devine sans pouvoir le percer, et que le cinématographe, dans ses moments les plus réussis, fait sentir à tout un public en même temps. La dernière strophe fait bien comprendre le sens du poème, et son rapport au cinéma, tel que je le conçois :

Vento que passa e esquece,
Poeira que se ergue e cai,
Ai de mim se eu pudesse
Saber o que em mim vai ! [3]

 

Quant au vent qui souffle dans pas mal de séquences de mes films, oui, c’est un élément important. Le vent qui souffle, c’est l’Esprit et le mystère. L’un des cinéastes que j’admire le plus, Antonioni, lui aussi utilisait beaucoup le vent, et c’est un des signes discrets de la spiritualité qui irrigue ses films.  Il y a des scènes magnifiques avec le vent dans Blow up.

 

Les deux films parlent du mythe de l’Encoberto… Pourquoi avez-vous voulu faire remonter cette idée ?

Pour moi O Encoberto est l’un des aspects les plus essentiels de la culture portugaise, qui fait partie de la saudade : non seulement la présence au présent du passé, mais aussi un espoir messianique pour le futur.  Ce mythe était central dans la pensée de Pessoa. Parmi mes romans inédits (il y a une file d’attente, parce qu’on ne veut pas publier plus d’un roman de moi par an), il y en a un qui évoque ce mythe au présent, et un autre sur le « Chevalier de la croix », apparu à Venise à la toute fin du XVIe siècle, et qui était peut-être réellement D. Sebastião.  Il y a aussi un livre en vers qui évoque des incarnations du Encoberto à travers les siècles, et qui reste inédit parce qu’on n’aime pas les vers.

 

Dans un passage de Comment Fernando Pessoa sauva le Portugal, le poète reçoit la visite d’Álvaro de Campos, l’un de ses hétéronymes. Campos lui dit “Se está com tanta dificuldade em escrever, sem dúvida é porque é você mesmo / Si vous avez du mal à écrire, c’est parce que c’est vous-même”. L’écriture de la campagne publicitaire est attribuée à Campos. Pensez-vous qu’être autre est une condition pour la création artistique ? Qu’est qu’il y a de personnel dans vos films ? 

Je crois que dans la Religieuse portugaise la religieuse dit à Julie – mais je cite de mémoire – « Somos todos vários seres / Nous sommes tous plusieurs êtres ».  Je crois que pour créer, il faut s’éloigner de son être de tous les jours. Quand j’écris, cela fait partie du travail que je fais après avoir établi une version complète du texte, et qui est la partie de l’écriture la plus longue et la plus difficile.  Pour un film, cela se fait un peu aussi au montage. Mais sur le tournage, ce n’est pas nécessaire, car les personnages que j’ai créés sur le papier deviennent réels grâce à ceux qui les interprètent, et qui ne sont pas moi. Ce sont eux qui réussissent à éloigner mes personnages de moi, et à leur donner une valeur plus universelle. Cela n’empêche, c’est moi qui suis responsable de la version finale de mes livres, et de la version finale des films : donc ils ont forcément quelque chose de personnel.

 

Parlons du rapport entre la structure de la poésie et celle du cinéma. Dans le livre Poétique du cinématographe, vous écrivez que « la poésie, c’est l’apparition du verbe qui se cache dans les mots. Le cinématographe, c’est la parole faite image. Ainsi, la poésie contenait virtuellement l’art dont on attribue l’invention aux frères Lumière, tandis que celui-ci et une forme contemporaine de poésie. » Vous écrivez aussi que « le plan est l’équivalent cinématographique du vers, et doit toujours être entouré d’un vide, semblable au silence qui précède et qui suit chaque unité du poème. Comme des plans se succèdent sur l’écran sans aucune absence d’image, ils doivent contenir le vide en eux-mêmes ». Certains chercheurs [4] appellent « rimes visuelles » la répétition d’images ou d’objets au cinéma. Dans Correspondances (2007, 39 min), il y a la répétition, notamment, de l’image du bonnet bleu d’Eustache et de celle du bonnet rouge de Virgile ; une écharpe noire pour Virgile et un châle bleu pour Blanche, parmi d’autres objets. Cela renforce l’idée du titre, « correspondances » ; il existe une autre sorte de liaison entre Blanche et Virgile que le seul échange épistolaire. Est que vous pensez précisément à la création de ces rimes au moment du montage ? Ou considérez-vous que l’existence des « rimes » vient d’une sorte d’intuition, une fois que la poésie serait en quelque sorte « incarnée » dans votre pensée ?

En créant un film, je ne me réfère jamais, consciemment, à d’autres arts, ni même à d’autres films. (Ce qui n’empêche pas certains spectateurs, quand je présente mes films, de me dire qu’un tel plan se réfère à un tel plan dans un autre film, et même quand je leur dis que je n’ai jamais vu le film en question, cela n’ébranle pas leur certitude.) Toutefois, je recherche parfois, dans une pensée purement cinématographique, à faire en sorte que certains plans « se répondent » les uns aux autres, et vous pouvez voir cela, en effet, comme l’équivalent de rimes. En tout cas, à l’intérieur de chacun de mes films, il y a certainement des « correspondances ».

 

Votre travail est parcouru par de multiples références littéraires et vous êtes aussi un écrivain. Vous avez choisi la profession d’éditeur de livres pour le personnage de Mathieu Amalric dans Le Fils de Joseph (2016, 1h53), un homme sans scrupule, qui refuse de reconnaitre son fils. Pourquoi avoir choisi ce métier pour un personnage qui représente une certaine crise des valeurs ?

Je connais de l’intérieur, pour y avoir travaillé, trois milieux artistiques : le théâtre, le cinéma, et l’édition.  Des trois, le plus sympathique est le cinéma, parce qu’il y a une place pour toutes les « familles », et que j’y connais des gens avec qui j’ai pu établir des liens d’amitié. Le moins sympathique, c’est l’édition, parce que fondé sur des valeurs qui n’ont rien à voir avec la littérature, et où tout semble factice, avec comme fondement le paraître et la rentabilité. Ce qui n’empêche que je connais, dans ce milieu aussi, des gens très bien. Mais Oscar Pormenor, le père « biologique » du héros du Fils de Joseph, qui pense que ses enfants ne sont que des « détails » (il n’y a que les lusophones – et peut-être les castillanophones aussi – qui comprennent le clin d’œil de son nom [5]) est malheureusement très représentatif de ce monde-là.

 

Est-ce que vous pourriez parler de vos prochains travaux, soit comme réalisateur, soit comme écrivain ou dramaturge ? 

Je viens de terminer le montage d’un nouveau long métrage de fiction, Atarrabi et Mikelats, fondé sur un mythe basque, et entièrement en euskara.  Il sortira en 2020. Au Portugal, j’ai un projet de long-métrage auquel je tiens beaucoup, A Árvore do conhecimento, qui sera produit par Luís Urbano… s’il arrive à trouver le financement.  Il y a à la Fundação Serralves, à Porto, une exposition sur mon cinéma, A Imagem da palavra (jusqu’au 6 février 2020).  Du côté des livres, un nouveau roman, Moines et chevaliers, sortira en janvier aux éditions du Rocher, et en 2020 il y aura un nouveau livre pour enfants, Les renards de Londres, à l’École des Loisirs.  Il y a d’autres scénarios et d’autres livres qui sont écrits, mais qui restent dans la file d’attente.

[1] « C’est comme ça », en portugais.
[2] Eugène Green, Poétique du cinématographe, Actes Sud, 2009 ; Eugène Green, Présences. Essai sur la nature du cinéma, Desclée de Brouwer, 2003.
[3] Vent qui souffle et oublie / poussière qui s’élève et retombe / Ah si seulement je pouvais savoir / ce qui se meut en moi.  La traduction est de nous.
[4] Notamment, Didier Coureau, dans l’article « Correspondances, d’Eugene Green – La poésie probablement », dans Recherches et Travaux, n° 84, « Un Cinéma de Poésie », Grenoble, 2014, p.107-124.
[5] Le mot pormenor veut dire « détail » en portugais.