Une année, 1983, deux films, The Outsiders et Rumble Fish. En adaptant à l’écran deux romans d’une même autrice qui traitent du même sujet, Coppola semble se livrer à un exercice de style. Le premier est coloré, rythmé, présenté au travers du point de vue du personnage principal, Ponyboy, qui raconte son histoire en off. Les attaques de ses ennemis le prennent de cours : le spectateur l’observe réagir aux surgissements de violence qui caractérisent son quotidien d’adolescent des quartiers pauvres harcelé par les membres d’une bande rivale, les Socs. Ces confrontations mèneront au combat en règle de deux clans, les Socs et les Greasers.
Dans Rumble Fish, la tension du conflit est immédiatement évacuée ; la bataille en ordre rangé marque le début de l’action. L’arrivée dans la première scène du film, un bar de quartier, se fait par un travelling qui accompagne un mystérieux individu. Cet homme, noir, élégamment vêtu d’un complet blanc contraste dans ses attitudes avec Rusty James et ses amis, dont les habits indiquent l’appartenance au milieu prolétaire (Une scène montrera par la suite Rusty James travailler dans les ateliers d’un lycée technique). L’histoire s’ancre dans une ville moyenne marquée par la misère et le désoeuvrement. L’homme au complet blanc apparaît comme étranger à ce mlieu. Il est en marge du récit ; il n’a pas de nom ; il ne fait partie ni des amis, ni des ennemis de Rusty James, ni de sa famille. Il semble embrasser la fonction du coryphée antique : il vient annoncer l’imminence du combat (« Biff Wilcox is looking for you, Rusty James. He says he is gonna kill you, Rusty James. » ). Par la suite, il se contente de surgir aux moments-clefs du film pour commenter l’action. Ce dispositif permet de matérialiser un « quatrième mur » entre les protagonistes et le spectateur qui n’est pas invité à s’identifier à Rusty James par un récit à la première personne. Le vécu du protagoniste est ainsi mis à distance. Le noir et blanc renforce cet effet de distanciation. La bande son contraste avec celle très enlevée de The Outsiders, qui reprend les succès d’Elvis Presley : il s’agit en effet de la répétition des premières mesures d’un morceau composé par Stewart Copeland à l’occasion du film. Cette répétition d’une musique qui ne semble jamais devoir démarrer renvoie à l’attente dans laquelle se trouve Rusty James : ce dernier attend de grandir pour ressembler à son frère et ne cesse de s’entendre dire qu’il en est incapable. Le rythme du film est plus heurté : ce ne sont pas les actions du Rusty James qui donnent le rythme du film, mais l’écoulement du temps, un temps sur lequel les habitants de la ville n’ont guère de prise. En témoignent les plans fixes sur les bâtiments de la ville, seulement perturbés par le passage des ombres projetées par les nuages et la course du soleil. Le temps passe mais la ville végète. Le spectateur regarde Rusty James se débattre derrière le quatrième mur, comme lui et son frère observent les poissons qui donnent leur nom au film se débattre derrière les vitres de l’aquarium.
Cette attente oppressante est traduite par la récurrence des plans d’horloge. Lors d’une scène d’amour, l’urgence du combat à venir est rappelée à l’écran par des plans d’insert sur l’horloge du salon de Patty, la petite amie de Rusty James, puis sur Smokey, son second, qui déjà sur les lieux de la bataille regarde sa montre. A maintes reprises, Rusty James se trouve pris entre deux horloges. Dans la première scène du bar, l’espace dans lequel évolue l’adolescent est déployé par un jeu de champs et contrechamps, d’abord un plan d’ensemble sur la salle de billard, puis un contrechamp sur le comptoir du bar. L’arrière-plan de ces deux champs est clos par un mur sur lequel se trouvent des horloges. Rusty James se trouve pris entre deux matérialisations du temps. Ce procédé est répété lorsque, blessé, il est soigné chez lui par son frère et son ami Steve. Puis, lorsque, inconscient, il rêve qu’il est en cours de mécanique. Les horloges en arrière–plan traduisent son ennui, de même que l’apparition fantasmagorique de sa petite amie Patty souriante et dénudée. Lorsqu’il se rend à son lycée, en retard après une soirée de beuverie, le procédé d’oppression est à son maximum : à un plan présentant Rusty James de face dos à une horloge, succède un plan le présentant de dos face au bureau de la secrétaire du proviseur qui est également surmonté d’une pendule. Ces plans, coupés à hauteur de poitrine, sont beaucoup plus rapprochés que les plans du bar ou de l’appartement de Rusty James. La pièce est exiguë et l’encadrement de la porte qui ouvre sur le proviseur assis à son bureau nie la profondeur. La tête de Rusty James se superpose aux cadrans des horloges : le jeune homme n’a plus d’issue.
Comme dans une tragédie antique, une destinée tragique semble peser sur les personnages. Le frère de Rusty James est un roi déchu. Il n’est jamais mentionné que par son titre de chef de gang (« the Motorcycle Boy »), mais ce titre n’est que l’ombre d’une grandeur passée. L’apparition de l’une de ses anciennes conquêtes, Cassandra, ravagée par la drogue, annonce le malheur à venir. Elle est immédiatement associée à son homonyme antique par le Motorcycle Boy (« You know what happened to people who didn’t believe Cassandra ? »). Si ce sarcasme souligne toute la distance entre les mythes antiques et le milieu prolétaire dont il est issu (son frère ne comprend pas la référence), la menace du destin qui pèse sur lui n’en est pas moins terrible. Il est poursuivi par le policier de la ville, que le coryphée présente comme une véritable Némésis (« That cop Paterson is waiting for one excuse to get him, man »).
C’est justement lors d’une confrontation entre le policier et les deux frères que le motif de l’horloge finit par dévorer le cadre. C’est devant le flanc d’un camion chargé d’un immense cadran d’horloge, que les protagonistes tentent d’en découdre. Ce décor apparaît en marge du récit : on ignore les raisons de la présence de ce camion. Son apparition marque une rupture avec tout ce qui motivait l’action du film et rythmait la vie de Rusty James. La fin du combat avec Biff Wilcox, le renvoi de l’école et la rupture avec Patty laissent Rusty James désœuvré. Le cadran géant n’a pas d’aiguilles ; Rusty James, qui ne comprend pas son frère qu’il rêve pourtant d’imiter, n’a plus de direction dans laquelle se diriger. Le plan séquence, dont la longueur contraste avec des scènes plus heurtées comme celle du combat, produit un étirement du temps et traduit l’errance de Rusty James. Le vent fait grincer le cadran. Le temps se délite. Au début de la séquence, le policier est déjà présent, la confrontation se déroulera sur son terrain. Appuyé sur la portière du camion, les mains vissées à sa ceinture, il semble attendre le frère de Rusty James. Ce dernier entre dans le champ par la droite comme sur une scène de théâtre. Il sort négligemment ses lunettes de soleil qu’il enfile avant de croiser les bras et de regarder le ciel. Un travelling avant accompagne son trajet et resserre le cadre : le cadran obstrue à présent le champ, intensifiant une tension que la pose décontractée du frère dément comme une provocation adressée au policier. L’entrée de Rusty James dans le champ est moins théâtrale : il vient se placer en hâte entre le policier et son frère. Sa démarche contraste avec le pas posé du Motocycle Boy dont la bande son faisait entendre l’écho : il est incapable d’imiter son frère qu’il suit pourtant comme son ombre. C’est à lui toutefois que le policier s’adresse (« Why’d he come back ? »). Au cours de ce dialogue, il tente de défendre son frère, qui ne lui apporte aucun secours et se désintéresse même de la conversation. Le corps de Rusty James se trouve ainsi pris en étau entre la cadran, le policier menaçant, et son frère impassible. Les mouvements de son corps, l’animation avec laquelle il engage le dialogue, le geste par lequel il porte sa cigarette à sa bouche, apparaissent comme autant de gesticulations impuissantes face au policier qui gagne du terrain, d’abord en pointant un doigt sur lui, puis en s’avançant, les mains de nouveau vissées à sa ceinture. L’économie de mouvement et de paroles qui caractérise le policier, en fait une figure monolithique qui campe sur ses positions, occupe le terrain, et force au retrait son adversaire, dont les sarcasmes (« Like you are ? Like you’re a hero, huh ? You’re a hero, right ? ») restent impuissants. Rusty James quitte le champ. Le policier continue à avancer et se poste devant le Motorcycle Boy, le forçant à le regarder. Le Motorcycle Boy soutient un instant son regard avant de suivre son frère qui l’appelle hors champ (« Let’s go man »). Le policier s’avance encore d’un pas : il occupe à présent le centre du plan et dissimule l’horloge, comme s’il barrait le futur des deux frères. Le plan en contre plongée sur lequel résonne la batterie du morceau de Copeland illustre la menace qu’il représente et annonce sans doute sa victoire prochaine.
Le trajet de Rusty James se transforme alors en une longue fuite en avant : les pendules jalonnent son chemin, comme autant d’avertissements qu’il ignore, lors d’un long travelling sur les rues du quartier nocturne de la ville. La dernière horloge apparaît dans un plan frontal sur le mur de
l’animalerie dans laquelle son frère s’est introduit dans l’idée de relâcher les poissons, terme brutal de cette fuite en avant. Elle indique qu’il est presque minuit : heure fatale qui sera celle de la mort du Motorcycle Boy, abattu par le policier.
Là où la forme circulaire de The Outsiders indique que l’on se trouve en présence d’un récit de formation, Rumble Fish s’apparente à une fuite en avant tragique. A la fin de The Outsiders, on retrouve Ponyboy assis à son bureau pour entreprendre la rédaction de son histoire comme au début du film et l’on comprend qu’il a tiré des enseignements de son vécu. Son récit sera l’objet d’une rédaction qui lui permet de renouer avec le milieu scolaire et donc avec une certaine stabilité. Rusty James quant à lui se voit obligé de repartir de zéro en fuyant la ville. Le dernier plan du film offre une perspective sur l’océan pacifique, mais la fin reste ouverte. On ne sait pas quels sont ses projets, ni son avenir. La conclusion de The Outsiders nous offre une échappatoire possible dans le retour à une forme d’innocence enfantine (« He mean’t you’re gold when you’re a kid » écrit Johnny dans la lettre qu’il laisse à Ponyboy après sa mort) et la protection rassurante offerte par la présence des frères de Ponyboy.
Paradoxalement, si Ponyboy espère rester dans l’enfance, Rusty James est impatient de grandir, alors même que son grand frère auquel il désespère de ressembler ne lui offre aucune perspective d’avenir. Le Motorcycle Boy fait aveu d’échec (« I wish I were the brother you always wanted. But I can’t be what I want, anymore than you can »). La conclusion de Rumble Fish est éloquente : il n’y pas de salut dans cette ville, il faut partir pour survivre. « I want you to take the cycle and I want you to leave » dit le frère de Rusty James. Pour pousser son frère à quitter la ville, il provoquera le tir de police qui met fin à ses propres jours. La référence à l’antique permet de dignifier les personnages mais ne leur laisse aucune issue : les personnages, assimilés à des archétypes tragiques, sont victimes de leur destin comme eux. Si le Motorcycle Boy est célébré par les graffitis de la ville (« the Motorcycle Boy reigns »), il ne peut se soustraire à son destin mortifère et Rusty James y échappe seulement in extremis en prenant la fuite.