Les Frères Sisters n’est que le premier film américain de Jacques Audiard, mais il s’inscrit dans un des genres les plus importants du cinéma d’outre-Atlantique : le western. Dans cette adaptation du livre de Patrick deWitt, Audiard nous présente d’abord une imagerie traditionnelle du genre, qui va disparaître au fur et à mesure pour laisser émerger le vrai propos du film. Où essaie-t-il de nous emmener? C’est la question que l’on se pose quelques minutes après que le film a commencé. Comme dans ses précédents films, le réalisateur détourne la construction du western pour se concentrer sur les personnages. Cela s’illustre dans la première scène où l’on peut deviner une fusillade grâce à quelques éclairs dans le noir. On comprend que la violence n’est pas centrale dans cette histoire, contrairement à ce qui se passe dans le western classique.
Au début, on suit deux histoires, dans les années 1850. Celle de Charlie et Eli Sisters, deux frères chasseurs de primes, et celle de John Morris, détective à la recherche de Hermann Kermit Warm, un expert en chimie. Au premier abord, Audiard construit un parallélisme entre les deux duos, une opposition entre deux tueurs ordinaires et abrutis et deux intellectuels. Mais le film prend une autre dimension au fil du temps, notamment à partir du moment où les deux histoires se croisent. À partir de là, et par contraste entre les deux profils, on commence à voir apparaître la psychologie de chaque personnage, et ce qui les pousse à faire ce qu’ils font.
Ce qui détermine la relation préétablie entre les frères, c’est l’harmonie et l’accord dans leur travail, mais, à mesure que la relation entre les deux intellectuels gagne en affinité, celle des deux frères se dégrade. Le lien cassé dans cette fratrie se fait jour avec subtilité. Ponctuellement, quand ils évoquent la mort de leur père, on comprend que cela détermine ce qu’ils sont en grande partie : Charlie Sisters a tué à son père, et Eli porte comme un fardeau de ne pas l’avoir tué lui-même. C’est également à ce moment là que l’on apprend une information clé : Eli est l’aîné de la fratrie. C’est sur ce point que le film insiste. Audiard lui-même le dit : « C’est un film sur le fait d’être l’aîné ». Il y a toujours une espèce de conversation dans laquelle le personnage de Charlie veut aller dans une direction mais fait tout le contraire, et c’est son frère, Eli, qui vient régler tous ses problèmes. Même si d’abord il semble manquer de courage par rapport à Charlie, c’est finalement lui qui s’en sort le mieux et qui, d’une certaine manière, les fait avancer.
Le passage où les quatre personnages s’allient semble marquer le début d’une nouvelle société. Mais cette union remet seulement en cause la trajectoire des Frères Sisters. On comprend à travers la naïveté et les rêves d’utopie de Morris et Warm que les frères Sisters, ou au moins Eli, envisagent autre chose que de remplir leur mission. La naissance d’une nouvelle fratrie, avec tous les quatre, serait donc attendue. Mais contrairement à cela, quand Charlie doit cohabiter avec d’autres personnes et ses idéaux, c’est lui qui gâche tout. C’est là qu’Audiard illustre la métaphore la plus lisible du film: « Il suffit de la cupidité d’une seule personne pour détruire les rêves des autres ». On en arrive à se demander si, dans un sens, le réalisateur n’essaie pas de civiliser le western, c’est-à-dire d’inhiber la violence par la culture, avant de constater l’échec d’une telle tentative.
La fin du film est une sorte de « deus ex machina ». Les conflits disparaissent un peu comme par magie, et les protagonistes rentrent chez leur mère. Dans une illustration du complexe d’Oedipe sortie de nulle part, le personnage d’Eli cherche à tuer son père symbolique, puisqu’il n’a pas tué son vrai père. Cependant, les deux sont morts, et même s’il ne les a pas tué, il n’a plus qu’à rentrer chez lui avec son frère. Au fond, on comprend que c’est le personnage d’Eli qui avait besoin de ce détour pour rentrer à la maison. L’objet principal est finalement la vision de la famille à travers les yeux de l’aîné des Sisters. On dirait qu’il trouve dans sa famille la communauté idyllique qu’il voulait construire avec les deux autres. Il réalise son rêve d’avoir une famille, pas celui de changer de vie.
Maria Victoria Padilla