12 jours

Quand l’entre-deux est au premier plan

Le dernier film en date de Raymond Depardon, 12 jours, s’attaque à un sujet délicat : le sort des internés en hôpital psychiatrique. Mais pas n’importe lesquels, ceux internés sans leur consentement. Depuis septembre 2013, une loi exige que ces patients rencontrent un juge des libertés et de la détention qui décide de leur sort, s’ils doivent rester en hôpital ou s’ils peuvent sortir. Le juge possède un rapport psychiatrique, l’avocat du prisonnier est présent, mais aucune instance médicale n’est représentée. C’est un face-à-face à trois.

Et ce sont seulement ces rencontres qui intéressent Depardon. Habitué à mettre sa caméra au plus proche de l’humain, le réalisateur ne déroge pas à sa règle. C’est le patient qui est et reste au centre du film. Depardon adopte un dispositif très simple pour cela : deux caméras dans la salle d’audience, une sur le patient, avec l’avocat sur la gauche du cadre, qui peut y sortir et y entrer selon ses mouvements, l’autre sur le juge. Des cadres qui n’ont d’autres prétentions que de montrer les réactions de ces visages, en les séparant. D’un côté les patients, la plupart tristes, qui veulent sortir de cet endroit, revoir leurs familles si familles il y a, qui nagent parfois dans l’incompréhension, et qui, rarement, acceptent leurs difficultés et ne rechignent pas devant une plus longue hospitalisation ; de l’autre, les juges, qui se suivent mais ne se ressemblent pas, des plus emphatiques, qui tentent de trouver une solution pour les deux partis, aux plus froids qui ne jurent que sur le rapport médical et ne font guère attention aux personnes devant eux.

Depardon place le spectateur dans l’intime en même temps que dans les coulisses de l’institution. Peut-être poussé par le désir d’aller sur le terrain de Wiseman, il montre ce qui ne devrait pas être vu. C’est une des caractéristiques de ce type de documentaire, et peut-être du documentaire en général : attirer au maximum l’attention sur un point précis. Sans jugement, sans a priori, la caméra comme seul témoin objectif. Le spectateur ne peut réprimer ce qu’il éprouve : une envie de rire parfois, malgré lui, un sentiment de tristesse souvent, d’injustice la plupart du temps. Comment tolérer ces échanges entre personnes déclarées « saines » et ces autres personnes perdues, enfermées depuis douze jours dans un endroit où ils n’avaient aucunement l’intention d’arriver ? D’autant que les histoires vont des plus tragiques au plus banales : de la femme qui, poussée à bout par ses patrons (elle travaille chez France Telecom…), a fait une crise d’hystérie à son bureau à l’homme qui, pour sortir, évoque son père malade, père qu’il a tué il y a plusieurs années (le spectateur ne l’apprend qu’à la fin de l’audience). Depardon dresse le portrait en creux de l’institution : un portrait hétéroclite, dont ressort la quasi impossibilité de choisir un camp. Ce sont ceux qui la font vivre, font tourner ses rouages qui lui donnent son visage. Il n’y pas de camp, seulement des situations ; il est important de les connaître, de savoir qu’elles existent. Le documentariste ne veut pas donner son opinion mais pointer du doigt un élément, inconnu pour la plupart, de notre société.

Pour ce faire, Depardon construit son film en deux parties alternées. Les audiences sont en effet entrecoupées de moments plus flottants, sans paroles, de plans, souvent des travellings, de l’hôpital lui même, des couloirs, de la cour. Ce sont principalement des espaces vides, où, s’il y a des corps dans le cadre, ils sont éloignés, mis à distance de la caméra ; ce n’est pas leur moment. Ces digressions visuelles et temporelles interrogent. Sont-elles là pour faire souffler le spectateur ? Pour décrire mieux l’endroit où vivent les personnes que nous voyons se défendre ? Pour diminuer d’un cran le sentiment de voyeurisme que l’on peut ressentir ? Ou ont-elles un message à faire passer aussi ?

Ces séquences ne sont évidemment pas là pour rien. A moins que… Le but de ces séquences ne soit de n’avoir aucun but, justement. Des déambulations fantasmagoriques, lentes, des couloirs entiers vides, une petite cour où un homme passe tout le plan, assez long, à marcher en carré : ces moments détournent du film, oublient l’humain pour se concentrer sur l’espace qu’il devrait occuper. Des tentatives de se mettre à la place du patient ? Le spectateur se trouve obligé de regarder cet hôpital défiler devant ses yeux, incapable d’avancer plus vite, de faire pause ou retour arrière, d’assister à la présentation d’un lieu où il n’a pas choisi d’être. Depardon tenterait-il de faire vivre au spectateur ce que les internés racontent ? L’ensemble de ces moments tendent vers cette analyse mais un, un seul, peut la contester.

Dans la cour, assez verte, un petit chemin en pierre, recouvert par une sorte de préau. Une femme s’avance vers la caméra, petit à petit. La caméra commence un panoramique ; la femme s’arrête devant l’objectif : « Merci pour le café ! », un grand sourire aux lèvres. Coupe ; la séquence d’après montre cette femme face au juge. Pourquoi casser un dispositif jusque là invisible ? Pour accorder à cette femme plus de sympathie qu’aux autres ? Pour montrer que ce sont des humains « normaux », capables de politesse ? Ce moment est troublant parce qu’il détonne complètement dans le film : alors que le jugement était complètement absent, que le film se déroulait devant des spectateurs impuissants, que Depardon dressait un miroir fidèle, ce moment donne l’impression qu’il nous guide. « Voilà comment peuvent être ces gens, ne sont-ils pas sympathiques comme vous et moi ? » semble dire le réalisateur. Il n’y a aucune moment d’intimité privée, aucune confession de la part des patients (en-dehors des audiences, évidemment, mais peut-on parler vraiment de moments privés?), à part ce « Merci ».

À propos
Affiche du film "12 jours"

12 jours

Réalisateur
Raymond Depardon
Durée
1 h 37 min
Date de sortie
29 novembre 2017
Genres
Documentaire
Résumé
Avant 12 jours, les personnes hospitalisées en psychiatrie sans leur consentement sont présentées en audience, d’un côté un juge, de l’autre un patient, entre eux naît un dialogue sur le sens du mot liberté et de la vie.
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